Samuel Lemba : le Messi(e) de la peinture
Ses peintures aux couleurs qui tapent et aux formes brumeuses ne laissent pas d’intriguer, mais ça n’empêche pas Samuel Lemba, à seulement 24 ans, d’être déjà un nom à retenir dans le monde de la peinture belge contemporaine. On l’a rencontré dans son atelier.
Abbaye de La Cambre, École nationale supérieure des Arts visuels de La Cambre, ateliers des étudiants en Master de peinture, dans un large bâtiment défraîchi où les artistes en devenir papillonnent d’une pièce à l’autre, les uns postés songeurs devant leur toile en pleine esquisse, les autres dérangeant leur matos dans ce qui leur sert d’atelier, en gros des alvéoles séparées par des cloisons rudimentaires : on est chill entre nous, c’est l’école d’art, pas le service militaire. Dans le coin réservé à Samuel Lemba trônent, adossés au Gyproc, plusieurs de ses tableaux qu’il compte exposer prochainement lors de son solo show à la VCRB, l’une des galeries d’art contemporain les plus réputées - et les plus défricheuses - d’Anvers. L’une montre comme un tas de rouille, de sable orangé, de pubis inversé (Theatrum), une autre une fontaine fantôme qui disparaît dans la vapeur d’un jour déclinant (Santana) et puis ce tronc emmailloté dans un tissu jaune vif comme si c’était un arbre à clous (Le voyageur) ou bien ce cavalier sans tête qui semble avalé par une aurore boréale rouge sang (Le messager)… À chacun évidemment, comme c’est souvent le cas dans l’art contemporain, "d’écrire sa propre histoire sur le tableau" et de chercher ses propres réponses. "Pour moi, la peinture sert à dire les choses sans les dire, en mettant l’accent sur cette hésitation… J’essaie vraiment de créer un espace de lecture qui laisse au spectateur sa liberté de voir et de ressentir ce qu’il veut, comme s’il était lui-même l’acteur ou l’auteur du récit. C’est pour ça que je joue énormément sur la couleur et la lumière: si tu n’arrives pas à dire ce que tu ressens, au moins tu peux dire ce que tu vois. Et si tu n’arrives pas à dire ce que tu vois, tu peux mettre l’accent sur l’impression, c’est-à-dire toutes ces couleurs qui laissent une forte impression." Voir ce que les autres ne voient pas, ou voir ce qu’on a juste envie d’y voir, voire ne rien voir du tout : dans tous les cas, ça reste une émotion, et l’émotion suscite la conversation.
La discipline du foot, la destinée de l’art
Pourtant, rien ne destinait, a priori, Samuel Lemba à la peinture. "En fait, c’est venu après une remise en question. Parce qu’à la base j’étais footballeur au RFC Liège. De 2010 à 2016. Puis j’ai eu un souci de santé et j’ai décidé d’arrêter… Et c’est à ce moment-là, à l’Athénée royal de Liège (Liège Atlas, NDLR) où j’étudiais le sport, que j’ai pris l’option dessin. Parce que j’ai toujours aimé dessiner, depuis tout petit. J’avais un oncle qui était dessinateur et ses dessins me fascinaient… C’est comme ça que je me suis inscrit à Saint-Luc, sur les conseils de ma prof de dessin, qui trouvait que j’étais doué." En 2017 Samuel déboule donc à Saint-Luc avec son mental de sportif et sa touche d’artiste en herbe, et là, pareil : "J’avais une prof en arts plastiques, Cécile Pichault, qui me disait que si je continuais comme ça, j’irais très loin… J’ai jamais compris pourquoi elle m’a dit ça mais en tout cas ça m’a marqué à vie. Comme si c’était ma destinée. Parce que si les gens te disent ça, c’est qu’il y a une raison. Il n’y a pas de hasard. Et c’est ce que je cherche en peignant : je cherche des réponses. C’est devenu une obsession. Quelle est ma destinée ? Qu’est-ce qui fait que nous sommes ce que nous sommes, qu’est-ce qui nous pousse à faire certains choix, qu’est-ce qui influencera notre destin ?" Et d’évoquer aussi l’origine de son prénom, lui qui est né au sein d’une famille - congolaise - très religieuse. "Dans la Bible, Samuel est un prophète, mais ça veut pas dire forcément qu’il s’agit de quelqu’un qui parle de Dieu… C’est quelqu’un qui prêche quelque chose, et c’est ce que j’essaie de faire avec mes tableaux." Loin de lui l’idée de se prendre pour un messi(e) de la palette, même s’il avoue être autant fan de Tupac ("aussi une espèce de prophète") que de Rothko ou de Francis Bacon…
Le clair-obscur, le noir et la couleur
Si c’est au bic sur les bancs de l’école qu’il a commencé à rêver de manière plastique, "en commençant par l’ombre pour ensuite dégager la lumière", tel un Caravage de Caran d’Ache, c’est vraiment à La Cambre qu’il a pu déployer son talent et affermir sa pensée. "Ici, il y a énormément de théorie et de recherche, et pour moi c’est nouveau, ça reste un challenge : de réfléchir sur qui je suis, ce que je fais. De mettre des mots là-dessus." En s’inspirant autant du déluge d’images qu’il trouve sur les réseaux sociaux que de son histoire familiale ici et au Congo, de la figure de l’absence (celle de sa mère, "partie en 2002") que de la politique, Samuel Lemba creuse son propre sillon et continue sa quête d’identité. "En fait, je ne pense pas la peinture en termes de technique, mais plutôt en termes de réflexion sur le soi, sur le psychique, sur l’inconscient : sur moi-même. Je préfère me détacher de tout message et c’est pour ça aussi que j’enlève toute représentation qui pourrait faire allusion à l’artiste." Si à ses débuts, il y a cinq ans, il peignait avant tout du figuratif, en questionnant par là son africanité, aujourd’hui il préfère seulement l’insinuer et privilégier l’espace, l’objectuel, la couleur, la lumière et son contraire. "Au début, j’évoquais pas mal, dans mes tableaux, le fait d’être noir, africain, je voulais montrer le côté violent de notre histoire… Puis j’ai vu un docu sur (le peintre afro-américain, NDLR) Henry Ossawa Tanner, où il expliquait que la couleur de peau ne devait pas déterminer ce qu’un artiste devait peindre ou non. C’est pas parce qu’on est noir qu’on doit forcément peindre des personnages noirs. Et ça a remis en question toute ma conception de la représentation. C’est à partir de là que j’ai voulu briser ce genre de figuration dans mes tableaux. On n’a plus besoin de ça !" Qu’il peigne à l’huile ou à la bombe, cite Caspar David Friedrich ("ses atmosphères") ou le rappeur Tory Lanez (à qui il doit son blaze, Bodman), le footballeur Loïs Openda ou la top model activiste Sharon Alexie, Samuel Lemba incarne à lui seul une certaine idée de l’art contemporain, en prise directe avec le monde et le flot, le flow, de ses images et de leur (im)permanence. Un prophète on ne sait pas, mais un futur grand de l’art, on est prêt à le croire.