Bruxelles moderniste : un patrimoine méconnu mais remarquable
Si on définit souvent Bruxelles comme une ville Art nouveau, la capitale compte aussi de nombreuses constructions modernes, des années 20 à 70. Un courant que l'on nomme Modernisme, moins connu que ses prédécesseurs Art nouveau et Art déco, et pourtant tout aussi remarquable.
Avec ses qualités esthétiques indéniables, l'architecture moderniste est particulièrement photogénique, devenant la nouvelle coqueluche des réseaux sociaux. Un engouement comparable à la redécouverte d'une chanson qu'on n'entendait plus, comme "Modern Love" par Zaho de Sagazan.
Quel architecte belge ayant construit à Bruxelles pourriez-vous citer? Victor Horta assurément, sa renommée dépassant les frontières. Joseph Poelaert peut-être? L'auteur du démesuré Palais de Justice. Et probablement Henry Van de Velde qui a fondé l'école de La Cambre en 1927, sur le modèle du Bauhaus allemand. Donc des architectes du XIXe, début du XXe siècle. Pourtant, en parcourant les rues de la capitale le nez en l'air, on découvre des bâtiments de toute époque et tout style. Un éclectisme plus ou moins heureux, il faut bien l'avouer, mais qui fait tout le charme et l'identité de la capitale du plat pays qui est le nôtre. Alors qui sont ces architectes qui ont façonné le visage de la ville après 1900 ? Peut-être habitez-vous vous-même un appartement ou une maison de cette époque et vous demandez-vous quelle est son histoire. Voici un peu de contexte.
Intemporel et universel
Après la Première Guerre mondiale, la ligne Art nouveau bourgeoise de Victor Horta est définitivement passée de mode. La reconstruction du pays dévasté a remis en cause l’habitat traditionnel. On estime une carence de 200 000 à 300 000 logements dans toute la Belgique. Il faut donc reconstruire vite et avec peu de moyens. Les formes générales de l’habitat sont simplifiées, les coûteux ornements passent au second plan. Après la guerre, les habitants sont à la recherche de lumière et de clarté, qui deviennent possible grâce aux nouveaux matériaux issus de l'industrie : le verre, le fer et le béton. Les années 20 offrent une bouffée d'air frais venue d'Amérique, on convoite les longues maisons isolées de l'Américain Frank Lloyd Wright qui font rêver dans un pays où les maisons sont quasi toujours mitoyennes. Mais le style moderniste n’est pas seulement une question de vocabulaire architectural, comme c'était le cas de l’Art nouveau et de l'Art déco. C’est un élan, un véritable projet porté par un certain nombre de pionniers de différents pays. Les modernistes sont à la recherche d’un style universel et intemporel, où prime l’aspect fonctionnel. On admire la machine, les progrès techniques, la vitesse, qui vont inspirer les architectes de l’époque, tournés vers l’avenir.
Vers une architecture
En 1923 l'architecte Le Corbusier publie "Vers une architecture", un essai devenu sacré qui va agir comme un détonateur dans le monde de la construction, encore aujourd'hui. Selon lui, l'habitat moderne se décline en constructions cubiques qu'il nomme "boîtes à habiter", aux façades blanches et lisses que viennent animer de grandes fenêtres horizontales et leurs châssis métalliques. La maison moderne se perche sur pilotis et se couvre d'un toit-terrasse où l'on prend le soleil et s'adonne au sport. Les prémices du culte du corps. Ce livre marque l’ouverture du Modernisme. Le Corbusier y fait l’apologie poétique de la machine, des transports : bateaux, avions, voitures. Il s’insurge contre les styles. "Les styles n’existent plus, les styles sont hors de nous, s’ils nous assaillent encore, c’est comme des parasites", écrit-il. Il invite les architectes à s'inspirer des réalisations américaines, carrées, standards, en béton. Fini l'Art nouveau et les styles historiques, place au progrès et à l'épure !
Jalons bruxellois
Le Modernisme présente deux phases : la première naît durant l'Entre-deux-guerres, dans les années 20, tandis que la seconde s'étend après la Deuxième Guerre mondiale. L’extension de Bruxelles dans les années 20 se caractérise par la construction de cités-jardins, un modèle d'habitat paysager venu tout droit d'Angleterre. Il faut dire que par sa situation, la Belgique se situe au carrefour des échanges culturels européens et subit les influences françaises, anglaises et hollandaises. Ces logements sociaux incarnent les premières manifestations du Mouvement moderne bruxellois. L'exemple le plus célèbre est le duo de cités-jardins Le Logis et Floréal à Watermael-Boitsfort (1921), signé Jean-Jules Eggericx et Louis Van der Swaelmen. Avec leurs murs en briques, leurs toits en pentes et châssis colorés - verts au Logis, jaunes au Floréal - elles incarnent la tendance vernaculaire du Modernisme. Un second élan est l'influence de Le Corbusier, le maître du Modernisme. Plusieurs constructeurs bruxellois vont décliner ses "machines à habiter" comme Paul-Amaury Michel qui construit la Maison de Verre pour lui-même à Uccle, en 1935, alors qu'il n'a que 23 ans. La dernière tendance du courant est l'École d'Amsterdam ou Expressionnisme de briques, un style d'origine hollandaise marqué par des jeux de volumes en briques sombres ou jaunes. Un bel exemple est la résidence Ramaekers avenue Molière, par l'architecte Joe Ramaekers, en 1930. C'est aussi l'année du 3e Congrès international d'architecture moderne (CIAM) organisé par Victor Bourgeois à Bruxelles, qui adopte les constructions en hauteur comme solution au logement pour tous. On voit apparaître les premiers immeubles à appartements de la ville.
Après 1945, l'évolution des matériaux et des techniques de construction conduisent à une politique de grands travaux. La jonction ferroviaire reliant les gares du Nord et du Midi et l’aménagement de la Petite Ceinture en autoroute urbaine engendrent autant de nouvelles constructions que d’actes destructeurs. C’est la "bruxellisation", un terme qui s'emploie encore hors des frontières aujourd'hui. L’Expo 58 exprime la vague de prospérité que connaît la Belgique et fera naître une tendance plus ludique - le style 58 - marquée par l'emploi de la ligne oblique et des courbes, que l'on retrouve jusque dans les B.D. de "Spirou". Dans les années 1960, Bruxelles se consacre à la tertiarisation de quartiers entiers : de nombreux sièges d’entreprises adoptent le style moderne en vigueur, constituant des vitrines audacieuses pour leurs occupants. À l'image du CBR de Constantin Brodzki (1967-70), actuel espace de coworking Fosbury & Sons, ou de l'ancien siège de la Royale belge (1967-70), aujourd'hui le Mix Brussels. L’augmentation du nombre d'habitants multiplie la construction de logements, de campus scolaires, d'universités et d'équipements culturels et sportifs, en périphérie. Parmi eux, le surprenant rectorat de la VUB sur le campus de la Plaine, dessiné par Renaat Braem en 1971-78. À partir des années 1980, le Modernisme est remis en cause, on revient vers les styles historiques à travers le Postmodernisme. Comme en mode, l'architecture est un éternel recommencement...
En savoir plus :
- Carte Bruxelles Moderne / Modern Brussels Map, Jacinthe Gigou, Blue Crow Media, 2024. En librairie et sur bluecrowmedia.com
- Instagram @modernista.be