Décryptage : les (vraies) saisons de la mode belge
Si leur discipline est créative, leur activité est commerciale. Comment les marques belges calibrent-elles leurs collections quand la rationalité – caractéristique de leur marché principal – incite de plus en plus à investir dans la fin des saisonnalités ?
Ces marques, souvent portées par des créateurs à la tête de maisons indépendantes, plongent leurs racines dans une réalité où l’on a plus souvent la tête dans les nuages que les pommettes au grand soleil. Chacune réfléchit sa stratégie en fonction des besoins et des envies de sa clientèle, s’essayant à un équilibre qui, lui aussi, chauffe un peu plus chaque année. Entre nécessité d’anticiper la production plusieurs mois en amont et changements pas seulement de climat mais aussi de société, les designers qui font la pluie et le beau temps sur nos armoires observent, analysent et s’adaptent.
Jean-Paul Knott, qui cultive des affinités historiques avec le marché asiatique, souligne que "les saisons de vente des dernières années ont été soumises à des contextes sociologiques et politiques qui ont poussé les gens à rester prudents en termes de consommation pendant les mois d'hiver. Les collections, on le voit chez tout le monde, ne suivent plus les saisons de mise en rayon comme on les connaissait avant, puisque l’on porte encore des doudounes jusqu'en mars et qu’en septembre, il peut faire 30°. Alors, comme c'est le cas depuis très longtemps au Japon, on adapte ce qu'on place sur les portants au temps qu'il fait vraiment. De mon côté, j'ai par exemple ajouté des cachemires sur l'été, pour rester cohérent avec le climat. Je ne fais pas de soldes, je ne crée pas selon des saisons, mais pour des moments." Finis, les vêtements légers sur les cintres dès janvier et les gros pulls en vitrine pour la rentrée ? Pas tout à fait. Pour la Maison Natan, emblématique depuis plus de quarante ans de silhouettes couture pour les occasions habillées, l'été est la saison la plus importante. "Nos clientes viennent dès le mois de janvier, pour des réceptions au dress code sophistiqué, planifiées jusqu'en octobre. 60 % de notre chiffre d'affaires se fait à ce moment-là, pas tant pour le côté estival, que pour les cérémonies." Mais l’attrait pour le printemps, même en prêt-à-porter, n’attend pas les premiers jours ensoleillés. "La clientèle est à l'affût, dès le début de l’année, de propositions originales pour anticiper les tenues qu'elle voudra arborer dès la fin de l’hiver. Ce qui nous étonne même, car dans le secteur du prêt-à-porter en général, les gens ne s'intéressent au vêtement que lorsque c'est le moment de l’adopter."
Anticiper un désir sans saisons, pour produire avec raison
Nathalie Vleeschouwer, designer ancrée à Anvers depuis 1990, réfléchit ses collections en fonction de ses propres habitudes. "Si je me trouve à Bali ou au Mexique, le soir, j'emporte toujours une petite veste, un pull ou une écharpe dans mon sac, parce qu'on n'est jamais sûr de la température. C’est un réflexe de Belge : je suis sûre que les Italiens ne font pas ça", plaisante-t-elle. "En Belgique, nous avons grandi dans une culture vestimentaire de la superposition. Mes collections sont équilibrées en termes de pièces par saison mais pour l'été, j'ajoute toujours des blazers, des vestes en jeans et même quelques manteaux légers." En revanche, du côté de la marque Orta, le budget développement et fabrication est réparti à 35% pour l’été, 65% pour l’hiver. Marion Schoutteten, cofondatrice de la maison, détaille ses points forts : "Nous cultivons une expertise pour les mailles de qualité et le denim travaillé. Notre production est donc plus centrée sur l'hiver, mais pour l'été 2024, nous avons développé une collection de cérémonie avec des robes “image”, adaptables à “la vraie vie”. On peut aussi porter ces pièces décolletées avec une petite maille pour différentes occasions plus casual. Le marché a changé, nos clientes cherchent des tenues qui ne sont pas des “one shot” mais qu'elles peuvent réinterpréter. Nos robes à paillettes sont donc dessinées avec des coupes sobres pour se conjuguer aussi avec des espadrilles." Chez Jean-Paul Knott, le chiffre d'affaires "été" égale celui de l'hiver, alors même que le temps de vente est plus court. Il explique : "Les gens ont plus tendance à s'habiller et à dépenser quand il y a des occasions et des cérémonies. Depuis le Covid, on constate un changement radical dans les modes de consommation. Les gens sont plus attentifs à leurs achats et s’ils se tournent peut-être plus vers la grande distribution pour leurs vêtements de tous les jours, quand il s’agit d’événementiel, ils recherchent des propositions plus personnelles. J’entends que dans les multimarques, l'été fonctionne souvent mieux que l'hiver." Les boutiques physiques, les yeux tournés vers le ciel - au sens philosophique aussi - acquièrent une souplesse de circonstance.
Connaître son public
"Depuis plusieurs saisons, je propose des collections de toutes saisons, tout le temps. Je ne tiens plus compte des périodes d'occasions, de fêtes ou de cérémonies, parce que même l'organisation d'événements est devenue imprévisible." Sonja Noël, fondatrice de Stijl, boutique créateurs à Bruxelles, souligne que l'identité de son magasin n’a jamais été très "Riviera". "J’ai toujours pensé ma sélection pour les citadins, à l’usage d’une vie sociale urbaine. Pour autant, ces vêtements vont partout. Une belle robe sophistiquée, de qualité, coupée avec soin, on peut la porter pour une réception et plus tard, à la plage. Cette année, au moins jusqu'en juin, on avait encore envie de laine en Belgique." Marion Schoutteten pointe qu’il est nécessaire d’apporter des idées de stylisme en même temps que sortent les nouvelles collections. "Nos clientes nous expriment qu’elles sont parfois perdues au milieu de toutes les propositions des marques, elles ont besoin de conseils. C’est pourquoi on s’attache, dans nos shootings, à suggérer différentes manières cohérentes d’assembler des pièces qu’on possède déjà." Et la marque anticipe : "Le motif léopard sera une tendance massive pour 2025, d'après toutes les prévisions de bureaux de tendances. Nous l'introduisons déjà, adaptable, avec une chemise à manches longues dans un tissu un peu épais mais fluide, à porter toute l’année." Sur le site comme en boutique, l'hiver reste toujours en vente en même temps que l'été. "Il n'y a pas de saisons, mais une saisonnalité : tout est toujours disponible, même si cela représente pour nous un surplus de logistique. Parallèlement, nous reshootons les mêmes pièces avec d'autres harmonies, d’autres interprétations." Quand la mode belge s’aligne sur la réalité de la confusion des saisons, l’occasion, qu’elle soit solennelle ou spontanée, fait la passion.
Faut-il faire un grand nettoyage de son dressing en début de saison ?
Pour Sonja Noël, "il est toujours sain, en mars, de faire le point sur ce dont on a encore envie ou pas, de sortir ce qui ne nous représente plus, mais de garder nos iconiques d’hiver, à combiner avec de nouvelles pièces d'été. Psychologiquement, c'est bien de trier, de réfléchir, de rationaliser et de se composer une collection personnelle pour la saison. Il ne faut pas acheter pour acheter, mais s’offrir les quelques pièces éloquentes qui témoignent de nos réflexions et évolutions."