"Belgium’s Next Top Model" : comprendre l'émission qui a fait un carton en Flandre
Streamz a lancé une nouvelle mouture du mythique "Next Top Model". Tom Eerebout, qui faisait partie du jury, s’attarde sur le côté moins tapageur de l’émission, la santé mentale et la résilience des participantes.
Impossible, dans les années 1990, d’ignorer America’s Next Top Model, le programme de téléréalité façon concours de mannequins dirigé d’une main de fer par Tyra Banks. On y voyait des candidates se précipiter d’un shooting à une présentation, où elles étaient invitées, la plupart du temps sans ménagement, à se faire soigner les dents ou à perdre 5 kg et on leur inculquait la technique du "smize" qui consiste à sourire avec les yeux. Elles devaient aussi supporter les railleries de mannequins comme Janice Dickinson. Tout ça pour leur bien, évidemment. Après tout, la mode est un univers impitoyable. Septembre 2023 : plus de trente ans plus tard, ce programme mythique dont le clap de fin a été donné depuis longtemps continue à faire le buzz à coups de rediffusions d’anciennes vidéos des juges par la génération TikTok. Malgré des spin-off dans différents pays, le format semble dépassé, mais ça n’empêche pas Streamz d'avoir lancé (à la surprise générale), une variante belge. Les brimades de la diva Tyra Banks y cèdent la place aux conseils bienveillants d’Hannelore Knuts, tandis que les avis de professionnels chevronnés, qui sont rarement sous les feux de la rampe, faisaient oublier le franc-parler "bien intentionné" de Janice Dickinson. Tom Eerebout était de la partie. Même si le côté sombre de l’industrie de la mode n’a pas échappé à ses yeux ourlés de khôl, on peut compter sur lui et sa consœur pour nuancer leurs propos. Le styliste et fashion consultant de renommée internationale est loin d’être un inconnu sur les plateaux de tournages et les tapis rouges. Lui qui a coutume d’accompagner des stars du calibre de Lady Gaga, Rita Ora, Austin Butler et Sylvie Kreusch dans leur processus créatif, se consacrait cet automne à juger un groupe d’inconnues bien décidées à décrocher le graal de "top-modèle", quel que soit le sens qu’on y donne en ces temps de déconstruction des stéréotypes et de canons de beauté inclusifs.
L'OFFICIEL : Ne tournons pas autour du pot : personne n’a envie d’une énième version de Top Model.
Tom Eerebout : C’est vrai et tous les membres du jury, d’Inge Onsea à Tom Van Dorpe en passant par Hannelore Knuts, en étaient parfaitement conscients. Nous avons visionné l’émission diffusée dans d’autres pays et dressé une liste de ce qu’on souhaitait ou pas dans notre version. On ne voyait aucun intérêt, par exemple, à ce que les candidates arborent des bandeaux de sponsors ou que les plus grandes stars fassent une apparition dans le jury. Pas trop de chichis ni de surenchère dans la mise en scène. Le but était surtout de mettre en évidence le côté humain de l’histoire des mannequins et les nombreux talents que compte la mode belge. De la sobriété mais aussi de la puissance. La sélection du jury en est la preuve : pas de noms clinquants, Hannelore Knuts mise à part. Nous ne sommes ni des “Bekende Vlamingen” ni des influenceurs. Personne ne nous reconnaît dans la rue, mais nous avons de l’expertise à revendre. Les shootings devaient être d’une qualité optimale, raison pour laquelle nous avons collaboré avec le studio anversois Uber and Koscher. On a vu défiler des photographes aussi prestigieux que Ferry van der Nat, Athos Burez et Marie Wynants. Un casting de choix aussi du côté des juges invités et des coaches occasionnels avec Brandon Wen, le directeur du département mode de l’Académie d’Anvers, et l’ancien danseur étoile Wim Vanlessen que l’on découvrira plus tard. L’objectif n’était pas non plus de se cantonner à la Belgique : il ne s’agissait pas de trouver un mannequin pour un catalogue local, mais une top-modèle dotée d’une carrure internationale.
Et quels sont les critères à cet égard ?
Une chose est sûre : le mythe du visage d’ange n’a plus cours aujourd’hui. Notre principal critère, tout au long de la recherche, a été la force mentale. En termes de look, les candidates avaient tout ce qu’il fallait, mais l’apparence ne joue qu’un rôle secondaire quand il s’agit de concourir à un haut niveau. L’émission s’étale sur dix épisodes, qui comportent à chaque fois un challenge et une séance photo avec une élimination directe à la clé. Les participantes vivaient ensemble dans un loft. Tout a été bouclé en deux semaines : un rythme assez corsé qui donne une très bonne idée de la vie d’une mannequin pro. Ajoutez à ça l’omniprésence des caméras et les évaluations constantes. Impossible d’éviter les moments de tension, même sans vouloir se donner en spectacle. L’intention n’était jamais d’enfoncer quelqu’un mais les membres du jury devaient faire preuve d’honnêteté en cas de prestation décevante. Et en ce qui me concerne, je peux me montrer sévère en la matière. Certaines ont parfois besoin d’être recadrées. Celle à qui on roucoule en permanence que tout va bien n’apprend rien. C’est sûr qu’alors, l’émotion s’en mêle. Il nous est arrivé de devoir renvoyer des candidates chez elles à contrecœur. La décision se prenait vraiment à chaque séance photo : celle qui avait le meilleur cliché un jour pouvait tout perdre le lendemain à cause d’une erreur. C’est comme ça que ça se passe dans la vraie vie. En tant que mannequin, on n’a pas droit à un jour sans. “The show must go on.” La gastro qui a fait des ravages parmi les mannequins et l’équipe de production a été un bon test pour tout le monde. Hannelore a participé à une foule de shootings même si elle n’était pas dans son assiette. Elle a assuré et ça fait d’elle une vraie top-modèle.
Une top-modèle qui travaille aussi aujourd’hui comme coach mental…
Les deux sont liés. Je suis moi-même très ouvert sur mes problèmes de santé mentale et je sais que je vais les traîner toute ma vie. Mais il est possible d’y remédier. Hannelore a coaché les candidates en méditation et leur a appris à gérer le stress et le manque de confiance en soi. Elle leur a, par exemple, enseigné les bons réflexes en cas de crise de panique sur le plateau, du vécu pendant les tournages. Inutile de se voiler la face : tout le monde sait que l’industrie de la mode a un côté sombre. Le jugement, le rejet, la compétition avec d’autres mannequins, la pression financière élevée à chaque shooting… Pour nous, il était primordial de montrer et de faire vivre le tableau complet aux candidates, mais aussi de leur donner suffisamment d’armes pour affronter ces défis. Il est inimaginable de jeter quelqu’un dans la fosse aux lions sans préparation, c’est quelque chose que je ne veux pas avoir sur la conscience. C’était monnaie courante dans les anciennes versions de l’émission : des cris, des hurlements, le stress du défilé pendant les émissions, la panique et le chaos avec, pour résultat, des jeunes filles désarmées qui entraient en collision les unes avec les autres. De la téléréalité à sensation pour la touche d’authenticité, c’est précisément ce qu’on voulait éviter. D’ailleurs, une personne était présente dans le loft pour accompagner mentalement les candidates pendant les tournages.
Et le bagage culturel joue aussi un rôle important dans cette préparation.
Une mannequin n’est pas une poupée, mais une partenaire créative à part entière lors d’une séance photo. Elle s’apparente à une actrice, car elle joue un rôle bien défini en suivant le script que lui fournit le moodboard. Il se peut qu’elle débarque sur un shooting où on lui annonce que le thème est David Lynch et qu’elle est Laura Palmer, ou qu’on attende d’elle une touche d’Elsa Schiaparelli comme dans l’univers de Man Ray. Si elle n’a pas la moindre idée de ce qu’on lui demande, elle sera en difficulté. Il faut qu’elle connaisse les références culturelles. L’émission tourne aussi autour de ça.
Avez-vous constaté une évolution dans le monde du mannequinat au cours de votre carrière?
Oui, bien sûr. Ça fera bientôt quinze ans que je suis dans le métier et je remarque, surtout chez les plus anciens, que certains osent encore traiter les mannequins comme des objets. Mais heureusement, c’est de moins en moins le cas. En tant que styliste, mon travail consiste à soigner le moindre détail, mais je sais aussi combien c’est épuisant de sentir en permanence quelqu’un toucher vos cheveux, vos vêtements, vos accessoires. C’est pourquoi je trouve important de créer une sorte de zone de sécurité en discutant ensemble de la coiffure, en communiquant clairement sur ce qu’on fait et pourquoi et en m’assurant que le modèle se sent à l’aise. Je préfère avoir une bonne conversation ou une pause cigarette imprévue pour calmer les esprits que de voir une mannequin rentrer chez elle en pleurant après une séance photo.
En parlant de larmes, on peut aussi évoquer l’épisode tristement célèbre du relooking…
Ce moment où une personne se métamorphose vraiment en mannequin constitue souvent un moment clé. Attention, et je ne le répéterai jamais assez, Belgium’s Next Top Model n’a rien d’un concours de beauté ! Le relooking n’a pas pour fonction de faire en sorte qu’une personne soit belle, mais de mettre en valeur ses traits et d’augmenter ses chances de plaire. Comment va-t-elle se démarquer ? Grâce à l’expérience accumulée, nous sommes mieux à même d’évaluer les candidates que quelqu’un qui porte un regard encore trop personnel. Elles ont toutes le choix de se faire relooker ou non : aucune n'a refusé malgré quelques larmes ici et là. Une bonne mannequin peut se transformer en un éclair jusqu’à même devenir méconnaissable. La première fois que j’ai vu Hannelore à l’œuvre, ça a été un feu d’artifice. Elle a époustouflé tout le monde. Et puis elle a chaussé ses lunettes de façon détachée pour aller lire un livre dans un coin. Tout d’un coup, elle était redevenue l’Hannelore qu’on connaît. Impressionnant ! Il faut savoir aussi qu’à l’époque, je posais à côté d’elle sur le plateau, dans le plus simple appareil… Je sais donc ce qu’on ressent quand on se met nu et à nu devant l’objectif. Beaucoup de jeunes considèrent leur look comme leur seule identité, mais il faut apprendre à regarder plus loin. Et rien n’est définitif : je ne compte plus les fois où je me suis teint les cheveux. C’est à chacun de s’approprier son nouveau look et d’en faire son identité, et non l’inverse. Encore une fois, c’est un exercice mental mais on en ressort plus fort.
Qu’est-ce qui fait, à vos yeux, la beauté de l’émission?
Pour l’instant, je n’ai vu que deux épisodes et j’avoue avoir été scotché. N’ayant pas participé à ce qui se passait dans le loft et n’ayant aucune idée de ce que les candidates ont raconté en interview, tout ça était nouveau pour moi. Il m’est arrivé d’éclater de rire en entendant leurs commentaires sur nous, c’était très amusant. Je trouve le résultat incroyable tellement il est humain : il y a beaucoup d’émotion, parfois un peu de spectacle et de stress, mais toujours sans exagération. J’ai récemment croisé plusieurs participantes dans la rue et elles sont devenues amies. Le programme est instructif pour ceux qui s’intéressent à ce secteur et je suis fier de la grande qualité du travail créatif réalisé, mais rien ne peut rivaliser avec la beauté des émotions. Tout ça a un côté théâtral parce que c’est humain, mais c’est précisément ce qui en fait toute la beauté.