Comment le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui intègre les luttes sociales dans son art ?
Dix ans que Sidi Larbi Cherkaoui brille… Depuis qu’il a lancé sa propre compagnie de danse Eastman, avant d’être nommé en 2015 directeur artistique du Ballet royal de Flandre. Pour lui, la danse n'est pas un univers clos et il le prouve en chorégraphiant régulièrement pour de grandes productions cinématographiques. Si sa collaboration haute en couleur avec Beyoncé reste dans toutes les mémoires, ce n'est qu’une infime partie de son colossal travail.
"Pour mes chorégraphies, je pars souvent d’une thématique difficile, sur la base parfois de mes propres luttes internes. Le racisme, les migrations, le suicide, le nationalisme : pourquoi ne pas les aborder sous le prisme de la danse ? J'aime apprendre et quand je découvre quelque chose de nouveau, je le partage avec mon public et mes collègues danseurs. Ce qui est intéressant avec ces sujets sensibles, c'est que je peux en discuter avec les performeurs. Nous examinons alors les ressentis de chacun. Je prends la décision finale, certes, mais la chorégraphie est un processus collectif qui exige beaucoup d'interactions. Le contenu est important. L'année dernière, en collaboration avec le Ballet royal de Flandre, j'ai présenté Mea Culpa, une pièce sur les conséquences du colonialisme, basée sur des entretiens avec des personnes travaillant dans le secteur du diamant. Il en est ressorti que le travail des enfants et l'esclavage sont encore d’actualité. Elle a également pointé d'autres problèmes : notamment le manque d’inclusivité dans le monde du ballet. Nous devons aussi nous pencher sur notre propre sphère. Il n'y a pas beaucoup de compagnies en Europe où au moins la moitié des danseurs sont de couleur. Quelle est la raison ? Que pouvons-nous faire pour y remédier ? C'est une chose assez explosive à mettre sur le devant de la scène, à la fois dans le contexte du ballet et dans la ville diamantaire d'Anvers, mais les réactions ont été très constructives."
"Il faut provoquer un choc culturel positif. J'ai travaillé avec Beyoncé sur la chorégraphie du clip Apeshit. Les enregistrements se sont déroulés au Louvre à Paris et j'ai estimé que les mouvements hardcore ne convenaient pas, malgré que la musique pouvait s’y prêter. Ça aurait été différent si nous avions tourné dans la rue, mais ici il fallait créer quelque chose de poétique, presque mythologique. Résultat : une chorégraphie très douce, avec les mouvements de bras fluides que j'aime utiliser. Dans ce clip, les danseuses sont comme des déesses, elles dégagent une sorte d'élégance épique qui a surpris le grand public. Je ferais tout pour Beyoncé en tant que femme noire américaine et féministe… Elle a un grand cœur et un talent incomparable, mais elle me lance aussi des défis créatifs. On peut véritablement créer tout un monde autour d’une telle personnalité. Lorsque nous avons travaillé ensemble sur les Grammys en 2017, elle était enceinte et incapable de danser comme nous avions l’habitude de le faire. Nous avons utilisé la narration pour imaginer un univers magique plein de projections et de symboles."
"L'art a toujours été un lieu d'(auto)réflexion et la danse ne fait pas exception. Les gens pensent que le ballet est élitiste, mais prenons par exemple Chronicle de Martha Graham : cette pièce, chorégraphiée par une femme, parlait déjà en 1936 du fascisme. La danse est un monde qui effraie d’une certaine manière, alors on la pousse toujours dans un coin. Regardez ce qui se passe actuellement dans le contexte de la crise sanitaire : il y a des assouplissements, mais le secteur culturel est lésé. Je suis issu de la culture arabe, où la danse fait d’une part partie intégrante des rituels, mais elle est pointée du doigt d’autre part à cause de la mauvaise influence qu’elle aurait sur les jeunes. Je me souviens aussi d'une polémique au sein des Nations unies il y a quelques années : des soldats de l'ONU déployés en Colombie ont dû s’excuser publiquement pour avoir dansé avec les locaux pendant leur temps libre. Du jamais vu, semblait-il. Qu'y a-t-il d'incroyable à tenir quelqu'un contre soi ? Onze garçons en short qui courent après une balle, ou une star du tennis qui enlève son tee-shirt après un match, tout le monde trouve ça normal. Un corps athlétique en sueur ne dérange pas, du moins tant qu'il est montré dans le contexte d'un jeu où il s’agit de conquérir le pouvoir. Il s'agit de battre les records d'une autre personne ou les vôtres, tandis que la danse concerne l'être humain, dans toutes ses dimensions, y compris le bonheur, la tristesse ou la colère. Des personnes qui communiquent par des mouvements ce que les mots ne peuvent pas toujours exprimer. La danse montre à quel point la réalité est complexe et remet en question certains clichés selon lesquels les garçons sont d’une certaine façon, les filles d’une autre. Et cela peut bien sûr être très clivant, surtout pour les personnes qui ne sont pas vraiment à l'aise avec leur corps ou leurs sentiments. Quand on me demande ce que ça fait de vieillir, je retourne la question et je réponds : Je vais bien, pourquoi me demandez-vous ça ? La danse a cette capacité de réflexion, elle oblige les gens à réfléchir à leur point de vue et à ce qu'ils vont en faire."
"Le vieillissement est un processus intéressant : des choses restent, d’autres s’estompent. De nouvelles idées émergent et on en laisse d’autres derrière soi, même si elles comptent toujours. Il existe de nombreux préjugés sur le fait que certaines passions comme la danse ont une sorte de date d'expiration. L'idée selon laquelle il faut s’arrêter semble aller de soi. J'ai toujours eu la chance de pouvoir admirer des danseurs plus âgés, le mythe de la jeunesse n’a donc jamais eu d’effets sur moi. Je pense qu'il faut se réconcilier avec chaque âge auquel on danse, et chacun perçoit les choses à sa manière : tout le monde n'a pas la même quarantaine, heureusement. Je connais des danseurs de 40 ans qui ont l'air d'en avoir 25 et vice versa, et des sexagénaires qui font leur âge. La vieillesse est belle parce qu'elle donne au danseur un regard mature et sage, et c'est ce qui permet d’insuffler un maximum d’émotions à son personnage."
"Je ne suis pas un fashionista, mais je trouve qu’il est intéressant de travailler avec des créateurs de mode. Je comprends leur façon de penser, la puissance et la quantité de messages que l'on peut transmettre à travers les vêtements. Dans le passé, j'ai travaillé avec Hedi Slimane, Dries Van Noten, Jan-Jan Van Essche et Karl Lagerfeld, qui ont conçu les costumes du ballet de Monte Carlo et ceux de Mea Culpa. Karl était une personne incroyablement intelligente ; véritable puits de science, he couldn’t suffer fools. C'était une encyclopédie ambulante : j’étais parfois gêné de lui parler parce qu'il en savait tellement plus que moi sur des tas de sujets différents. Il a utilisé son personnage à grosses lunettes noires à la perfection pour se protéger du monde extérieur parfois impitoyable. Pourquoi je vous raconte ça ? Parce que c'est une constante avec les grands noms aux côtés desquels j'ai eu la chance de travailler : Karl, Beyoncé, Marina Abramovic, etc. Autant d’êtres fragiles qui se protègent en jouant un rôle. Cela me fait penser que le monde est parfois si cruel : soyons tous un peu plus bienveillants, plus généreux, plus solidaires. Cela paie vraiment. Une partie de mon succès vient du simple fait d'être calme, ce qui n'est pourtant pas un talent exceptionnel."
"Enfant, j'étais fasciné par des figures comme Bruce Lee, le yin et le yang, le fait que le corps soit capable de réaliser des choses incroyables lorsqu'il se confond totalement avec le monde qui l’entoure. En fait, je me projetais constamment dans d'autres vies : parfois j'étais un maître de kung-fu, parfois un danseur de ballet. J'ai toujours voulu être quelqu'un que je n'étais pas ou que je ne pouvais pas être. Mon entourage n'aimait pas ça. Je suis homosexuel, mais j’ai aussi été élevé selon les préceptes de l’Islam et ma mère est catholique. Il y avait beaucoup de vérités, beaucoup d'éléments avec lesquels jongler et, en fin de compte, je n'ai jamais vraiment trouvé ma place : trop blanc, trop arabe, trop homosexuel. Cela a fait de moi ce que je suis maintenant, et mon conseil à tous serait d’oser affronter ses failles et ses problèmes. C’est essentiel pour se réaliser. Au cours de mes 24 ans de carrière de danseur-chorégraphe, j'ai, après avoir parfois beaucoup patienté, réalisé des rêves que l'on n'aurait jamais cru possibles. Par exemple, en 2007, j'ai passé plusieurs mois avec les moines Shaolin, un ordre bouddhiste de moines guerriers, pour apprendre les principes du kung-fu. Sur la base de cette discipline, nous avons créé un spectacle de danse qui a fait le tour du monde. Un rêve d'enfant s’est concrétisé, précisément parce que je me suis confronté à ma réalité !"
Remerciements Galerie Joseph, Paris
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