Comment Simon-Pierre Toussaint contribue à normaliser l'art pour les handicapés mentaux ?
Les artistes en situation de handicap mental ont été exclus de la scène publique pendant des années, mais les choses changent. Inspiré par les personnes qui expriment leur magie dans les marges, l'art brut désigne les œuvres spontanées d'artistes qui travaillent en dehors des conventions et du circuit professionnel. Si certains ne voient en eux que des patients souffrant d'un handicap mental, d’autres les célèbrent à leur juste valeur comme Simon-Pierre Toussaint.
Outre l'ouverture d'ateliers dans différentes disciplines, son association Créahmbxl compte aussi parmi ses missions la diffusion d'œuvres d'art, la réalisation de campagnes d'information et de sensibilisation, l'organisation de spectacles ainsi que la représentation d'artistes. Le talent artistique de Simon-Pierre Toussaint a été remarqué pour la première fois en 2009, lorsque ce jeune créateur et ancien élève de l'Académie d'Anvers a remporté deux prix au Festival de Hyères. Il a entamé dans la foulée une carrière florissante chez Bellerose, Rue Blanche et IKKS entre autres – "Ce qui me fascine le plus dans la mode, c'est son potentiel à créer des images" – et un parcours universitaire, puisqu’il enseigne à La Cambre et au Raffles Design Institute à Mumbai. En 2020, il est passé de la planche à dessin au management, un switch qui n'a pas altéré le moins du monde sa créativité. "J'avais déjà travaillé avec l’association en tant que co-commissaire d'une exposition qui réunissait des artistes avec et sans handicap. Cette expérience m'a plu et je m’intéresse de plus en plus à la scène artistique depuis quelques années. Qu'est-ce qui m'attire chez les artistes de Créahmbxl ? Aussi bien leur talent que leur spontanéité. C’est impressionnant de voir ces personnes au travail : sûres d'elles, sans doute ni arrière-pensée. Créer, c’est tout ce qui compte à leurs yeux. Au cours de ma formation artistique, on me demandait sans cesse d’expliquer mon travail, alors qu'avec eux, il ne sera jamais question d’une quelconque forme de justification. Ils font leur truc, purement et simplement : c'est super rafraîchissant ! Ils expriment leur vérité, sans filtre. Et une fois qu'on y a goûté, on est tenté de leur emboîter le pas."
Le Créahm propose des ateliers d'arts plastiques, de musique, de danse, de théâtre et de cirque. Pour être admis en tant qu'artiste, il faut d'abord participer à trois ateliers tests. "Le but n'est pas de juger le talent ou l'art d’un candidat, mais de vérifier si l’association est à même d’accompagner cette personne dans son évolution artistique. Actuellement, nous suivons quelque 90 artistes adultes de tous âges, dont certains viennent chez nous depuis près de quarante ans. Ils sont encadrés par des artistes-animateurs, qui ne sont évidemment pas là pour enseigner un style ou une école, mais bien pour les aider, au travers d’échanges et de cocréations occasionnelles, à trouver leur voie et à s’épanouir. Nous insistons vraiment sur ce dernier point, toute idée d’uniformité est battue en brèche. Le rôle de l'animateur consiste à aider l’artiste à se révéler, pas à enseigner une marche à suivre." Ce n’est pas du tout évident de travailler en restant fidèle à son propre style, en faisant fi des conventions et du flot incessant d'influences qui nous assaillent aujourd'hui 24 heures sur 24. Et c'est précisément ça que peut nous enseigner l'art brut. "Certains des artistes avec lesquels nous travaillons sont des personnalités fortes. Il est extrêmement difficile, voire impossible, de les faire changer d'avis quand ils ont quelque chose en tête. L’art est pour eux un moyen d'expression, ils communiquent quelque chose parce qu'ils en ont envie, pas parce que quelqu'un le leur a demandé. C'est pourquoi il est compliqué de les faire travailler sur commande, mais d'un autre côté, cette force de caractère peut aussi faire des étincelles. Même lorsqu'ils s'inspirent d'images existantes – issues de magazines de mode par exemple –, ils y apportent leur touche, qui peut partir dans de nombreuses directions différentes ! On retrouve également cette spontanéité chez les enfants, mais nous la perdons en grandissant." L'ASBL entend se débarrasser définitivement du cliché de la personne handicapée impuissante et malheureuse. Entre ses murs, des artistes produisent des œuvres extrêmement variées. Ainsi, l’art de Shérazade Gharbi repose sur un album de photos de famille qui résument sa vie jusqu'à présent. Elle redessine ces souvenirs tout en imaginant un avenir : mariages, enfants, événements, personnes et émotions qu'elle seule peut voir. Brouillant les frontières entre réalité et imagination, elle compose une sorte de roman-photo qui englobe le passé et le futur. Autre artiste remarquable, Daniel Sterckx, présent deux fois par semaine depuis 1986, a fait des cercles sa marque de fabrique. Des formes fantaisistes qui se transforment en visages, lesquels se muent à leur tour en bouches ouvertes. "Un art centré sur les multiples facettes de la bouche : celle qui raconte, qui mord, qui embrasse... Il arrive à Daniel de parler à ses visages pendant qu'il peint, c'est beau à voir." La collaboration et les échanges avec les animateurs donnent également lieu à de belles histoires. La photographe et animatrice Jeanne Bidlot documente la vie au sein des ateliers de Créahmbxl depuis quatre décennies. Non seulement elle a constitué une œuvre magnifique, mais elle a également tissé des liens solides avec certains des artistes.
Parmi les piliers de Créahmbxl figure la diffusion de l'art créé. C'est à Simon-Pierre Toussaint qu'il revient de faire le lien avec les galeries, musées, théâtres, producteurs, etc. afin de faire connaître "ses" artistes au monde extérieur dans un cadre aussi professionnel que possible. Une visite virtuelle prouve que le processus créatif n’a rien perdu de son intensité pendant les mois de COVID, et tant les œuvres que les artistes voyagent régulièrement dans le monde entier, de Vienne à Cuba, pour présenter leur savoir-faire et leur message au travers de spectacles de danse, performances musicales, expositions et projets de collaboration. L'intérêt pour l'art brut est croissant ; rien qu'en Belgique, trois musées – Trinkhall, Art & Marges et Dr. Guislain – s’appliquent à rendre ce mouvement visible. Cependant, la particularité de ce type d'art, c'est qu'il est préférable de ne pas l'étudier. "Ce qui me plaît le plus, c'est que les œuvres suscitent quelque chose chez le public. L'art me touche lorsqu'il déclenche une émotion que je ne m’attendais pas forcément à éprouver. Je plonge dans l'univers d'un artiste, mais ce détour me rappelle étrangement ma propre histoire. La plupart des gens voient par exemple beaucoup de tourments dans les tableaux de Daniel Sterckx, alors que pour moi, ils évoquent la douceur. Je trouve cette notion d'écho à l'histoire de chacun fascinante. L’étudier ? Ce n’est pas indispensable, la grande valeur de cet art réside dans le fait qu’il nous donne le sentiment d'être vivant."
Bien sûr, une œuvre d'art plastique ne confronte pas directement le public au handicap mental d'un artiste, alors que la musique, la danse, le théâtre et le cirque le rendent beaucoup plus manifeste. "Aujourd'hui, malheureusement, il est encore exceptionnel de voir des artistes handicapés à l'œuvre dans ces disciplines. Lorsque c'est le cas, ça provoque toujours des réactions de la part des spectateurs. Nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour abattre les murs et éduquer le public. La production théâtrale Mardi Piscine est explicitement orientée vers un jeune public et a mis en place quelque chose de très intéressant. Nous avons donné des représentations tests dans des écoles primaires, et à aucun moment les enfants n'ont mis en avant le handicap des interprètes. Le contenu a pris le dessus. C'est formidable de confronter dès le plus jeune âge le public au handicap de façon à le normaliser. C'est encore trop rare, mais il y a bel et bien des réalisateurs qui veulent consciemment organiser des castings plus inclusifs, et nous pouvons les y aider. Nous ne sommes d’ailleurs pas les seuls ; l'ASBL Theater Stap fait un excellent travail aussi dans ce domaine. L'un des exemples les plus connus est celui de l'acteur Pascal Duquenne du Créahm, lauréat du Prix d’interprétation masculine à Cannes en 1996, ex aequo avec son partenaire Daniel Auteuil dans Le Huitième Jour. Je veux qu‘on mette l’accent sur le travail et le talent des artistes plutôt que sur leurs limites. Il en va de même pour les autres arts du spectacle et la scène musicale. J'aimerais d’ailleurs proposer de nouveaux ateliers : photographie, traitement des textiles (nous avons un énorme potentiel en termes d'impressions à destination de la mode), poésie, etc. Mais bien sûr, il faut disposer de moyens financiers, alors une chose à la fois. En définitive, il s'agit de rompre avec l'image de la personne handicapée pitoyable. Ce n'est pas toujours facile, mais nous continuons à nous battre pour ça chaque jour, entraînés par l'amour, la joie et les talents que possèdent les artistes de Créahmbxl."