Art & Culture

Reinel Bakole : la soul comme guérison

Avec son premier album "Healing Exhaustion", Reinel Bakole renouvelle la soul en la reconnectant au monde. De ses chansons qui se veulent un espace de prise de conscience, d’amour et d’empathie, de protection et de compréhension, elle tire une énergie qu’elle partage tel un remède universel. Rencontre chez elle dans son cocon, à l’orée d’un printemps qui sonne la révélation.   

Reinel Bakole © Justin Paquay
Reinel Bakole © Justin Paquay

"C’est un devoir de pouvoir communiquer un message d’espoir, de communauté, d’amour et de paix… Parce que si les artistes ne le font pas, qui le fait ? Moi j’ai la chance de pouvoir m’exprimer : “I am free to speak my mind and to speak for others”… Et je trouve ça dommage quand les artistes ne prennent pas en compte cette dimension politique dans leur travail. Perso, l’art que je fais va au-delà de moi : je trouverais ça égoïste et bizarre de juste raconter ma vie dans mes chansons…" Ce qui frappe d’emblée lorsqu’on discute avec Reinel Bakole, c’est cette conviction que la musique, à défaut de changer le monde, peut changer les mentalités… Telle une invitation à s’ouvrir aux autres, à "questionner, innover" et à (dé)construire : "On est sur scène pour une raison, en fait ! It’s poetry… Donc creuse ! Donne !" Et guéris. Cicatrise. Console. Apaise. "Healing Exhaustion", c’est le titre du premier album de Reinel Bakole et c’est comme un mantra qui fait écho aux préoccupations de la gen Z, bref les vingtenaires d’aujourd'hui, pour qui le bonheur est avant tout affaire d’altruisme, d’engagement sociétal, de connexion à la nature, de développement personnel et de décharge mentale. "Awareness" : c’est d’ailleurs le mot qui reviendra sans cesse lors de ce photoshoot chez elle, dans son petit cocon schaerbeekois. "Awareness" pour "Sensibilisation", "Prise de conscience"… Même si l’on ne peut s’empêcher de penser à JCVD quand elle switche constamment de l’anglais au français (c’est notre côté boomer) : sans doute une réminiscence de ses nombreux séjours à Londres, comme étudiante ou chanteuse en devenir. "Cet album, c’est à la fois un portrait de tout ce qui me représente et une sorte de voyage." Et il ne fait que commencer.

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© Justin Paquay

What it takes

Si l’album de Reinel est sorti le jour de ses 26 ans (le 2 février dernier), il s’avère le fruit d’une longue maturation, qui prend ses racines dans l’enfance, s’affermit lors d’allers-retours entre Ottignies (sa ville natale) et Amsterdam (où elle étudie la danse), le Sud-Kivu (ses racines) et la Grande-Bretagne. "Avec ce disque, je voulais montrer toutes les couleurs de ma palette à moi et tout ce qui me reste à découvrir sur moi…" Ou pour citer cet esprit libre et militant qu’incarnait si brillamment bell hooks et qu’on entend, samplée, sur le morceau "Red Soil (Transmission)" : "S’écrire / Se réinventer / S’autoriser". Avec ce disque, oui, Reinel Bakole veut montrer ce qu’elle a dans le ventre, le cœur et la tête, après deux EP (en 2020 et 2021) qui l’ont aidée à "explorer" son "empreinte musicale et artistique" : "Ici, c’est vraiment “a step forward”: jusqu’où je peux aller et porter mes idées, comment je peux prendre l’espace et me connecter aux autres et à mon public… Comment je peux être en confiance." Cette quête de confiance, elle en a eu l’illumination, la confirmation, lors d’un concert de la rappeuse IAMDDB à Amsterdam en 2019. "À un moment, elle a juste dit: “Vous arrêtez pas ! Si vous avez envie de faire un truc, faites-le ! N’ayez pas peur de tester, d’explorer !, et elle l’a dit de façon très “casual”, mais moi, ça a changé ma vie en fait. Qu’elle ait parlé comme ça de développement personnel, ça m’a vraiment touchée. Et c’est à cet instant-là que je me suis sentie prête pour passer à une autre étape." De retour en Belgique pour fêter Noël en famille, Reinel annonce alors à sa mère qu’elle veut se lancer corps et âme dans la musique. "Pour moi, c’était vraiment le bon timing… J’ai commencé à écrire blindé." La machine Reinel Bakole est lancée. 

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© Justin Paquay

Up to the challenge

En 2019 Reinel a 21 ans, bref l’avenir devant elle. Après deux ans à l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles et une première année bachelor en danse urbaine à la Hoogeschool voor de Kunsten d’Amsterdam, elle part en stage à Londres, où comme tout le monde elle se prend le Covid en pleine poire... Qu’à cela ne tienne, elle profite de cette trêve forcée pour peaufiner son premier six-titres, "A Gal on the Moon", suivi un an plus tard de "Closer to Truth", sur lequel elle affine son propos et son identité – d’où ce titre : "J’y explore ce que je suis en tant que personne, mes origines, mes potes, ma famille…" Elle part ensuite en tournée et se produit dans tous les spots qui comptent (l’AB, Bozar, les Nuits Bota, le Listen Festival, Dour, Horst, le Paradise City, Esperanzah!, le Printemps de Bourges…), bien entourée par une équipe qui gagne, dont sa sœur, Lindel, qui forte de son diplôme en Business Management à l’ICHEC, lui propose de devenir sa manageuse. Pendant tout ce temps (un an et demi) elle écrit, dans une dynamique d’"absorption" de tout ce qui l’entoure et lui arrive, avec cette volonté, chevillée au corps, "d’aller plus loin", elle qui s’avoue "insatisfaite" de ses deux EP signatures… "À ce moment-là je sais que je peux faire mieux… Je suis déter’ quoi ! J’ai toujours été perfectionniste, depuis toute petite. Compétitrice avec moi-même. Athlète dans l’esprit." Elle qui avant la musique aurait pu devenir danseuse professionnelle s’est enfin trouvée. "Have a little faith in me, yeah / It’s all I need, yeah", chante IAMDDB sur son tube "Shades". Reinel sait maintenant ce qu’elle veut et où elle veut aller. "Ce mental d’acier je l’ai hérité de mes parents, qui sont partis du Congo pour réussir ici, dans un pays où ils n’ont pas grandi. Bref peu importe ce que je kiffe, je le fais. Et je fais tout pour y arriver." Dont acte.

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© Justin Paquay

A beautiful chaos

Pour une chanteuse qui chantait surtout pour elle-même, dans sa chambre d’ado, et qui le cachait à ses proches ("Mais d’où tu chantes ?", se demandait même sa sœur avant qu’elle ne sorte son premier EP), Reinel Bakole peut être fière, très fière, du chemin parcouru jusqu’à ce "Healing Exhaustion" qui impressionne par son éloquence : sa personnalité. Du spiritual jazz de "Sweet Little Angels"/"When the Leaf Hits the Wind" à l’afrotechno du morceau titre, du blues fantôme de "Roots & Wires" au tube "Swords" à la Erykah Badu, en douze titres, Reinel Bakole prouve avec une belle audace qu’elle a bien fait de suivre les conseils d’IAMDDB, un soir d’avril 2019 à Amsterdam. Secondée à la prod’ et en live d’un quatuor de potes musiciens (Chris Ferreira aux machines, Samuel "Helocim" van Binsbergen à la basse, Lorenzo Kobina aux claviers et Moene Peeters à la batterie), Reinel creuse son propre sillon, entre R’n’B cosmique et empowerment queer, authenticité soul et mariage des extrêmes, avec cette volonté en plus d’aller plus loin, donc d’aller mieux. "Healing Exhaustion", c’est ça aussi. "C’est trouver le juste milieu entre ces deux énergies, ces deux extrêmes: le bien et le mal, l’espoir et le regret, qui n’existent pas l’un sans l’autre… Je voulais créer un chaos qui fasse parfaitement sens. Et la musique, comme la danse, peut servir à extérioriser tout ça. C’est thérapeutique au final."

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© Justin Paquay

What do you stand for? 

Au-delà de l’écrin musical qui rappelle le meilleur de la black music d’ici et d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui (en vrac Solange, Cleo Sol, Yseult, Billie Holiday, Charlotte Adigéry, Usea, Eartha Kitt, Andy and the Bey Sisters, FKA Twigs, Nina Simone, The Roots…), ce qui frappe donc chez Reinel Bakole c’est ce discours engagé, quasiment militant, en prise directe avec le monde dans lequel on vit et qui va mal. Le prélude de l’album s’intitule d’ailleurs "Time for War", "comme un appel à la révolution, parce que si on ne se bouge pas, y a rien qui changera !" Et d’ajouter qu’en tant qu’artiste "qui raconte une histoire", Reinel Bakole se sent presque investie d’une "responsabilité" : celle d’"élever une conscience collective", de "faire en sorte que les gens aient confiance en eux pour faire ce qu’ils veulent", de "créer de l’espace pour l’autre", et de mettre en avant, tant qu’à faire, des personnes qui lui ressemblent, "des femmes, des femmes de couleur, des queers". Elle insiste et s’exalte: "En fait, le message c’est : quelles sont tes valeurs en tant que personne ? Parce que, pour moi, les personnes qui ne savent pas ce qu’elles veulent, qui ne mettent aucune énergie à comprendre ce qui se passe autour d’elles, je les skippe. Vous me soulez en fait ! On a besoin de gens qui portent en eux des valeurs bien définies… Il faut pas rester passif en fait." Citons encore une fois l’immense bell hooks, qui définit le terme "queer" comme "le moi qui est en désaccord avec tout ce qui l’entoure et qui doit inventer, créer et trouver un endroit où parler, s’épanouir et vivre"… Avec cet album ambitieux et d’une pertinence assez rare, Reinel Bakole semble l’avoir trouvé. Un endroit sûr… Ou comme elle le dirait elle-même: "A safe place". Vous êtes les bienvenu·e·s. 

Reinel Bakole, "Healing Exhaustion" (indépendant). En concert le 19 juillet à Dour.

Stylisme : Vincent Van Laeken 

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