Quiet luxury : la mode belge n'a pas attendu la tendance pour faire de l’élégance discrète
Après les extravagances bling qui ont permis de rattraper plusieurs saisons en coton à la maison, le monde et la mode semblent (re)découvrir les vertus de l’élégance discrète. Chez les créateurs belges, l’anti-clinquant impose sans bavardages inutiles l’impact d’une mode éloquente.
Le bilan des défilés automne-hiver 2023 est sans appel, et sans cris : en couleurs neutres et en coupes intemporelles, la tendance est au retour au calme. Le luxe par l'élégance et non par le prix, aux logos (momentanément) rangés au placard, avec les démonstrations d’ego. On investit dans des matières nobles, dans des coupes parfaites, on s’inspire de Gwyneth Paltrow, on fantasme sur The Row. Et pour créer une mode qui s’exprime avec clarté sans se disperser, les Belges ont toujours été à l'avant-scène. "Au-delà de la mode, il faut considérer l'identité globale de la Belgique et de son univers artistique", analyse Bianca Quets Luzi, CEO de la maison Raf Simons et conseillère du créateur dans la curation de sa collection d'art. "Dans le travail des maîtres flamands, on perçoit à la fois de la puissance et de la modestie, une intégrité intrinsèque à ce pays. Ici, on passe plus de temps à “faire” qu’à “dire”." Et on ne se jette ni de fleurs, ni de paillettes. Même analyse du côté de Toos Franken, qui a lancé sa marqué en 2019. "Il y a cette idée communément répandue des Belges qui seraient posés et timides, de gens qui ne parlent pas fort, mais qui agissent. Dans cette acception d'un luxe durable et pas tapageur, je fais même un lien avec la politique : souvent, ce qu'on affirme avec trop de véhémence ne dure pas longtemps." En matière de style, en tout cas, cette théorie se vérifie. Les tendances trop "timecodées" sont rapidement happées dans la centrifugeuse des saisons.
La discrétion différenciante
La sobriété, le minimalisme, le monochrome, les matières nobles, sous couvert de modestie, signent paradoxalement l’appartenance à des tribus d’initiés pour qui le luxe ne se revendique pas, mais se comprend. La "clean girl aestetic" est devenue virale sur les réseaux sociaux, en opposition au "tout logo". Mode de consommation rationalisé, il mise sur la durabilité de pièces investissements. Pour Florence Cools, créatrice de la marque anversoise La Collection, toute en épure radicale, "le “Quiet luxury”, qui est en train de devenir une tendance, est en réalité un mode de vie. C’est une façon de produire et de travailler, qui rassemble une communauté de personnes qui plébiscitent des pièces fortes, simples. Le luxe, pour moi, se traduit dans la qualité des matériaux avant tout. C'est déposer la soie la plus douce possible sur sa peau, quelque chose qu'on n'a même pas besoin de percevoir de l'extérieur. C'est le produit en lui-même qui doit être impeccable, honnête et qui s'exprime sans marketing. C'est un blazer parfait, qui est un autre chaque fois qu'on le combine avec une pièce différente. Mais le “Quiet luxury”, c'est aussi consommer moins, acheter plus intelligent, pour plus longtemps. Il est dans notre ADN belge comme une façon d'être, une éducation." Le luxe implicite se cultive aussi par une cohérence et une fidélité constitutives. "Quand on regarde les grands noms de la mode belge", rappelle Bianca Quets Luzi, "on réalise que leurs équipes travaillent ensemble depuis plusieurs décennies. Ce sont les mêmes personnes, qui connaissent tous les ressorts de leur métier, qui se transmettent un savoir-faire et qui perpétuent une signature. Ce sont des familles professionnelles, qui veillent sur une tradition de luxe qui n'est pas show off, puisque la culture qui les a portées ne l'est pas. Ils produisent une mode réfléchie, durable, impliquée. L’identité d'une marque ne tient pas qu'au design, mais aussi aux gens qui la font." Et qui s’impliquent d’autant plus qu’ils sont attachés à ces maisons, dont l’indépendance garantit une inestimable liberté de création.
Des signatures reconnaissables
Fondée en 2017, La Collection est née d'une envie de pièces de haute qualité, par une entrepreneuse formée initialement au patronage, qui ne se reconnaissait plus dans le rythme de plus en plus effréné de production. "Je voulais pouvoir offrir des pièces qui durent toute une vie", explique Florence Cools, "des vêtements qui soient le fruit d'une curation. Je collabore avec les patronniers les plus doués de leur génération, pour un fitting parfait." Sa collection, cet automne, est composée d’intemporels en fibres naturelles, avec notamment des laines recyclées. "Nous avons poussé le sourcing pour traduire notre engagement éthique en esthétique." Consciente que l’impact polluant de l’industrie de la mode reste préoccupant, Toos Franken porte aussi une attention particulière à la durabilité de ses collections. "Ça fait partie d'une démarche globale de responsabilité. On peut s'offrir un manteau doré et même si on le porte souvent, le même en noir fera bien plus d'usage. Ma réflexion est donc aussi écologique." En tant que client, quand on est fan d’une marque, on sait aussi que lorsqu’une pièce adorée finit par être usée, on retrouvera dans la même marque quelque chose de similaire, cohérent et sans marquage de saison. Pour Toos Franken, les Belges travaillent sur le "Quiet luxury" en faisant un pas sur le côté par rapport à la dimension commerciale. "Ils sont dans l’exploration plus que dans la performance. Ils créent des collections iconiques, sans forcer, sans devenir des caricatures d'eux-mêmes. Ils ne se laissent pas déconcentrer."
Moins de clics, plus de chic
"Les A.F. Vandevorst, Dries Van Noten, Christian Wijnants, les Six d'Anvers, Raf Simons ou Martin Margiela ont commencé avant l'émergence des réseaux sociaux et ils se distinguaient par la singularité de leur identité." Bianca Quets Luzi met en perspective l’importance de leur indépendance. "Ces maisons pouvaient coller à leur ADN sans se soucier de boards leur imposant des clics et des ventes." Rester des entreprises à taille humaine leur offre de la flexibilité et de l'intégrité. "Quand on n'a pas à rendre de comptes à des actionnaires, on est plus libre. Lorsque nous travaillions avec Raf Simons chez Calvin Klein, nous avons constaté à quel point ce business est différent lorsqu'il dépend d'une grosse société. C'est pareil pour la plupart des créateurs japonais. Ils brillent par une créativité sans marketing. Beaucoup de marques belges ont peu de boutiques, mais elles leur appartiennent à 100 %. Les créateurs peuvent se consacrer à la culture d'une identité authentique." Tournée vers la construction d’une cohérence éthique, Toos Franken souligne à propos de sa collection automne-hiver: "Je l’ai appelée “le show”, parce que dans la mode, on parle beaucoup d'engagement, de philosophie, mais au final on doit vendre. Nos meilleures intentions finissent souvent diluées dans les impératifs commerciaux. Très personnelle, ma mode est l'expression de ma “quiet voice”." Si le luxe discret séduit depuis longtemps, entre conviction sincère et posture élitiste, sa traduction en indémodable avant-garde demeure, pour les créateurs belges, la matérialisation du sublime, murmuré.