Nostalgie et modernité : l’ancrage de la mode belge pour le printemps 2024
On ne parle pas ici de passéisme, mais d’une intemporalité, un romantisme référencé, marqué dans de nombreuses collections du printemps prochain.
La création belge reste le fer de lance d’une avant-garde qui s’appuie souvent sur un héritage historique, sur un décalage narratif. Cette saison, l'innovation développe des réinterprétations de motifs fleuris floutés, rend hommage aux gestes parfois oubliés qui ont construit notre culture contemporaine. Il y a de la mélancolie dans les images familières, une tradition réinventée et redynamisée, comme dans la prochaine collection de Dries Van Noten. Le créateur anversois a décliné des codes vestimentaires sportifs, sorti de leur contexte les rayures du rugby et rendu urbains les shorts de tennis. Une touche preppy s’exprime par des blazers club et le masculin-féminin se mixe en chemises déstructurées. Ces pièces classiques dont on identifie l’usage sont emblématiques. Elles perturbent le souvenir, pour créer une modernité déformatée. Le travail sur la nostalgie de Dries Van Noten passe par le bousculement des stéréotypes et puise dans l’inconscient collectif pour circonstancier une émotion universelle. En cela, contrairement au cliché, la véritable modernité n’est pas élitiste. De son côté, Marina Yee, dont la vision de mode radicale a émergé dans les années 80 avec ses comparses de l’Académie d’Anvers, signe des collections "classiques mais pas bourgeoises" et tempère : "La nostalgie ne m'appartient pas. C'est une des forces de l'École des Six. Une sensibilité que nous avons en commun avec Martin Margiela, même si nous avons chacun développé notre propre identité créative."
Une réflexion intergénérationnelle
La créatrice Stéphanie D’heygere, diplômée de l’Académie d’Anvers, a installé sa carrière à Paris, mais plante les racines de son "surréalisme pratique" en Belgique. Elle utilise des objets du quotidien, parfois désuets, pour les réhabiliter en accessoires poétiques. Elle a ainsi imaginé une boucle d'oreille DVD. "Adolescente, je collectionnais CD et DVD. Comme je n’ai plus de lecteur pour les films, je les ai simplement recyclés en accessoires, pour ne pas les gaspiller." Stéphanie crée des pièces émotionnelles, parce que référencées. Généralement taillées dans la distanciation qui permet l'humour. Elle a notamment conçu des boucles d'oreilles qui sont des mono-étuis à cigarettes ("mais les non-fumeurs peuvent y glisser une fleur") et a servi à grignoter, lors de la présentation de sa dernière collection, des pâtisseries en trompe-l'œil de cendriers. "Je me sens ambivalente par rapport à la cigarette. Mon propos n'est absolument pas d'en faire l'apologie, mais plutôt d'évoquer un souvenir lié à des habitudes du passé." Sous sa patte, la menue monnaie, si possible issue de devises qui n’existent plus et elle aussi probablement destinée à disparaître un jour, devient des bracelets et des colliers. À 40 ans, la créatrice n'envisage pas réellement ces accessoires comme des éléments de nostalgie, mais plutôt comme des ancrages. "Ce sont des jalons dans mon histoire, souvent liés à mon enfance." De même que Martin Margiela fabriquait des vestes en perruques, inspirées par le métier de son père coiffeur, Stéphanie entortille des mèches autour de ses boucles d'oreilles, comme les ados qui jouent avec leurs cheveux quand ils s’ennuient. "Chez les Belges, l'inspiration se fonde souvent sur le vécu. C'est la densité d'une histoire qui lui confère de la beauté. Tout le monde a des souvenirs et, même si mes créations sont spontanées, ma démarche consiste depuis toujours à utiliser ce qui est devant moi, qui a du potentiel et que je ne veux pas perdre." Ce côté rationnel, rassurant, qui fonde une rêverie personnelle, permet de fabriquer des bribes de mémoire universelle.
C’est à chacun, c’est à tout le monde
Marina Yee, qui s’est rapidement distanciée du système traditionnel de la mode, estime que si elle ne vise pas à créer des pièces spectaculaires, son classicisme est constant, même s’il reste différent de ce que font les autres créateurs dans le même univers. "Quand on se promène au bord de la mer, que le vent fait flotter le bas d’un manteau, je fixe ce mouvement et je l'applique ensuite à une veste qui sera unique, originale et qui s’imprimera elle-même dans la mémoire sans recourir à des artifices tape-à-l’œil." Elle décrit son travail comme une attention qui se concentre sur un détail, pour renforcer tout le reste du vêtement. "J'utilise les meilleures laines, des tissus classiques, mais d'extrême qualité. J’essaie de faire en sorte qu’on n’ait pas besoin d’expliquer mes collections. J'aime détourner les codes BCBG, un peu ironiquement, parce qu'en réalité, je suis une bohémienne." Marina Yee ancre ses créations actuelles dans les savoir-faire du passé. Elle explore, elle essaye, elle affine, elle affûte, elle minimalisme. "J'élimine tout ce qui est show-off, déjà vu, je cherche ma justesse. Une élégance silencieuse, qui évoque aussi une forme de nostalgie. Je valorise le geste, l’alignement avec mon époque, sans tenter à tout prix d'être futuriste." La créatrice porte paradoxalement peu ses propres créations. "Parce que je me sens comme le photographe derrière un appareil. Quand une collection est produite, je suis déjà passée à autre chose."
Les chaînons des saisons
Pour sa collection printemps-été 2024, Stéphanie D’heygere a créé un chapeau de cuir imprimé comme un journal. Un pliage enfantin, recouvert d'articles liés à l'histoire du chapeau. "Il y a des objets qui ont été importants dans nos vies et qui sont amenés à disparaître. Le chapeau de papier ramène à l’enfance, mais il raconte aussi un rituel qui s’efface : acheter un journal, se mettre en terrasse, commander à boire. Déplier, ouvrir les pages, feuilleter. Aujourd'hui, avec l'interdiction d'allumer les chaufferettes sur les terrasses à Paris, on s’installe à l'intérieur et on sort sa tablette, mais ça n'est pas du tout la même chose." Faire des accessoires de ces objets est peut-être son dernier hommage avant l'obsolescence. Mais Stéphanie D’heygere cultive aussi la notion d’héritage, avec ses interprétations de chevalières et de solitaires détournés en boucles d'oreilles. "Ces bijoux ont une fonction : la chevalière est informative, alors je les ai gravées. D’une bague ornée d’un solitaire, j'ai extrait une boucle de ceinture. Ce symbole d'engagement a gagné une nouvelle fonction, qui, à sa façon, resserre littéralement un lien." Et boucle la boucle. Marina Yee, à sa façon, revendique aussi l’expérience qui mène à se concentrer sur l’essence. "J’ai beaucoup appris avec les années, je suis moins téméraire que dans ma jeunesse. Je n’ai rien d'une fashion victim et le milieu de la mode m'intéresse peu. (Rires.) Vivre sans “likes”, se moquer de la célébrité peut sembler prétentieux, mais c'est tout le contraire: je veux juste créer tranquillement. Avec le temps, je me concentre de plus en plus sur l'essence. Ma prochaine collection sera plus resserrée, avec des pièces up-cyclées, faites à la main. J'ai enseigné et je sais qu'il faut écouter les jeunes, les orienter vers des vêtements uniques qui ne sont pas formatés. La mode a besoin de courage. Il faut bouger, pas à pas, prendre conscience, éduquer, et ça se fera notamment par les boutiques. Ça peut paraître old school, mais c'est l'avenir." Les collections de ces créateurs engagés ne crient pas sur les portants, mais elles racontent toujours une histoire, sans jamais se répéter. Un récit familier qui continue de nous émerveiller, parce qu’il est sans fin.