Comment Glenn Martens est devenu l'un des créateurs les plus incontournables du moment ?
Il partage désormais sa vie entre Paris pour Y/Project, et Breganze dans la région de Venise pour Diesel. Mais dès le mois de juillet, le bureau de design déménagera à Milan, plus pratique pour l’équipe. "Je suis très heureux qu’on n’attende pas de moi que je dessine des logos." Et il a bien réussi son coup, plébiscité pour des cocréations de capsules par toutes les marques qui ont de l’audace, une vision progressiste et proactive de la mode. On l’aime pour son originalité et sa vision à 360 degrés, et c’est quand il s’amuse le plus qu’il fonctionne le mieux. Glenn bouge les cadres, il éduque les regards. "En tant que directeur artistique, on est un peu psychologue aussi." Chef d’équipe attentif, il sait protéger les autres, et se préserver lui-même. Un fonctionnement plutôt sain, caractéristique de ces créateurs belges qui dirigent des entreprises qui deviennent des familles de fidélité. "Renzo (Rosso, propriétaire de Diesel, NDLR), pour un homme d’affaires de ce niveau, est simple, direct. Il garde les pieds sur terre. Il est inspirant."
Il crée de la liberté, qu’on peut laver et repasser
"Bien sûr, je commence à apprendre l’italien, pour savoir ce qui se dit dans mon dos ! (Rires) Quand on est directeur artistique d’une marque comme Diesel, on est créateur, mais aussi dirigeant. C’est une entreprise immense, avec une multiplicité de lignes et de marchés. Dans ce contexte, gérer l’humain, c’est absolument passionnant. C’est aussi pour ça que j’aime la mode : avec tant de dimensions différentes, il est rare qu’on s’ennuie." D’autant que pour Y/Project, non content d’extrapoler les limites de mode tout en proposant des collections portables, il multiplie les collaborations glamourisées avec des marques emblématiques du pratique, du fiable. Non pour faire le buzz et ajouter une couche de produits marketés à une industrie qui déborde, mais pour relever des défis, et accéder à des dimensions de productions inaccessibles à des petites maisons : Ugg, qui a gagné en décalage ultrapointu dans l’expérience, Canada Goose avec une nouvelle sensualité de l’outwear retaillé, Melissa Shoes, le plastique "princessisé" : "Autant d’iconiques qui nous invitaient à jouer les clichés, des images fortes de pièces inscrites dans la mémoire collective universelle. Fabriquer des doudounes, en tant qu’indépendant, c’est compliqué : il faut pouvoir suivre en termes de quantité et de technologie. Pour Melissa, nous avons créé des petites mules en cristal transparentes, pour la Cendrillon baroque. J’aime expérimenter, explorer des domaines qui ne sont pas les miens."
Abordable et durable
S’il est un champ d’innovation qu’il (re)visite avec conscience, la dimension écologique de la production occupe le haut de ses priorités depuis une douzaine d’années, lorsqu’il collaborait avec Bruno Pieters, pour Honest by. "Ça m’a ouvert des perspectives qui étaient alors révolutionnaires. On a tendance à l’oublier mais il y a encore quelques années, ça n’intéressait pas grand monde. Or, le sustainable, ça demande de longues recherches en interne pour remonter la chaîne de production. Pour Y/Project, nous avons finalement pu lancer notre ligne Evergreen, avec des processus repensés de A à Z. Ce sont tous nos best-sellers reconduits en tissus certifiés, totalement durables." Distribuée dès ce printemps, cette collection permanente combine une dizaine de pièces iconiques, avec une touche expérimentale, artistique. "Cette ligne est investie des fondamentaux de la maison, durables à tous les niveaux, humainement aussi. Je m’y implique beaucoup." Ces best-sellers sont reproduits en laine mérinos certifiée ZQ (issue de fermes néo-zélandaises qui garantissent une chaîne de production éthique qui protège le bien-être des personnes et des animaux), en coton biologique avec une certification GOT pour le tee-shirt et le jean (c’est la principale norme de traitement textile au monde pour les fibres biologiques, qui édicte des critères environnementaux et sociaux stricts), des doublures en viscose FSC (certification internationale dédiée au secteur forestier, puisque la viscose est issue de cellulose de bois), et les étiquettes volantes sont conçues à partir de papier recyclé et imprimées à l'encre végétale. Les étiquettes cousues sont, elles, coupées dans du coton biologique ; les jeans, fabriqués avec moins d’eau et de produits chimiques. Enfin, et en cohérence avec cette démarche éthique globale, Evergreen ne sera jamais soldée, pour marquer le respect du travail des artisans, le temps investi. Ce qu’il en coûte, en adéquation avec ce que ça vaut.
Conscience et cadence
Parmi ses réflexions sur la production, le jeune créateur évoque le concept même de la durée de commercialisation d’une collection : "Une saison, c’est irrespectueux, pour le produit, comme pour les gens qui l’ont fait. Désormais, nous ne montrons plus que deux collections par an, homme et femme ensemble, et non plus quatre comme avant. Ça nous laisse plus de temps pour développer un univers, fouiller les concepts, et montrer plus de silhouettes pour une plus longue durée. Nous prenons le temps d’approfondir le sens, en défilant moins souvent, mais mieux. Le rythme de présenter une collection tous les trois mois, ça convient aux grands groupes, mais comme nous faisons tout en interne, c’est plus compliqué. Maintenant, nous disposons de six mois pour approfondir le développement des pièces commerciales pour le défilé, et des pièces image, plus expérimentales." Glenn Martens s’implique avec le même sens de l’intégrité auprès de Diesel : "Avec une marque mondiale qui véhicule une image aussi forte, la responsabilité est grande de travailler de façon consciente. Tous les choix qu’on pose sont vus partout, et il y a tout un message à faire passer, pour devenir un acteur actif et alimenter la réflexion d’un monde meilleur."
Une asymétrie super équilibrée
Avec Y/Project, Glenn Martens a créé une identité unique, mais l’année écoulée a tout de même apporté son lot de remises en question : "Comme beaucoup, on fonçait, on avançait sans avoir l’opportunité de tout poser à plat. Avec le confinement, on a eu le temps de revenir aux sources, qui sont de repousser les limites de la mode, de valoriser l’artisanat, d’explorer, de poétiser, et il en résulte qu’on s’amuse encore beaucoup. Les gens sentent quand une démarche est sincère. Ils comprennent que notre marque est éclectique, explosive, explorative. Ils cherchent chez nous des produits absurdes et inattendus. Même si je passe déjà mon temps à courir, je voudrais que ces expérimentations aillent encore plus vite. Je veux toujours aller plus loin, plus en profondeur, voir plus grand. Je voudrais encore pousser les accessoires, et pour faire évoluer les processus, j’ai confiance : il n’y a pas de frustration chez Y/Project, car cette maison n’est comparable à aucune autre sur le marché. Se positionner en dehors du système tout en étant en son cœur, être indépendant, ça permet d’évoluer sans jalousie ni renoncement, comme dans une bulle. C’est un privilège. Nous représentons une marque conceptuelle, et parfois il faut donner du temps aux gens pour comprendre, digérer et désirer. Or, je ne suis pas très patient. Actuellement, nous manquons vraiment d’interactions les uns avec les autres, et c’est d’autant plus dommage que c’est d’elles que vient une bonne partie de notre inspiration." Le créateur décrit la simple et classique frustration de l’avant-garde. Mais sa clientèle, très éclectique comme ses collections, saura percevoir dans ses collections les pièces streetwear à la narration extravagante. Volumes amplifiés, froncés larges, lignes démesurées mais redrapées pour revenir au plus près du corps, la collection de l’automne prochain évoque l’univers équestre et banquier, cocktail et militaire, en trompe-l’œil et vêtements fusionnés en chimères d’influences fusionnées. Le monde de Glenn est profondément humain, insolite. Beau, culotté, différent. Et ce qu’on en attend le plus, pour un futur expressif : assertif.