Comment les Belges mènent l'industrie de la mode en 2024 ?
Dans la discrétion des studios de création, des dizaines de diplômés des écoles de Bruxelles et d’Anvers consacrent, sans tambours ni nom sur l’étiquette, leur talent à faire grandir le plus glamour des moyens d’expression.
On connaît les grands noms, Anthony Vaccarello chez Saint Laurent, Matthieu Blazy chez Bottega Veneta, Raf Simons chez Prada. Entre (nombreux) autres directeurs artistiques formés dans les écoles belges. Pour soutenir et accompagner la mission que ces superstars des grands groupes qui portent, en plus de la définition des collections, la responsabilité de l’image de la marque, des créateurs complémentaires et fabuleux cherchent, proposent, composent autour d’eux. Plébiscités pour l’excellence de leur formation, ils sont partie intégrante du logo de ces maisons qui fonctionnent comme des ruches. Ils cocréent l’histoire délicatement, juste à côté des projecteurs.
Des copilotes inspirés
Eddy Anemian, responsable Ennoblissement et Couture chez Balmain, travaille aussi sur le volet VIP de la maison dirigée par Olivier Rousteing. Diplômé de La Cambre Mode[s] en 2014, il était encore élève en quatrième année lorsqu'il a remporté le H&M Design Award avec sa collection d’école. Le discret créateur rappelle que les stages facilités par La Cambre dans les plus grandes maisons internationales sont généralement décisifs pour la carrière des étudiants. "J'ai effectué mon premier chez Balenciaga, puis chez Dior Haute Couture auprès de Raf Simons." Dans la foulée, boosté par ces expériences, il saisit une opportunité de lancer sa marque et investit un petit atelier dans le 12e arrondissement. "Ça a duré un an. J'avais la volonté de créer, de proposer une esthétique nouvelle, mais ma formation Couture, atypique, ne coïncidait pas avec les obligations d'un chef d'entreprise et communiquant à plein temps. J'ai adapté mon plan de carrière." Après un temps de réflexion, il postule dans différentes maisons parisiennes. "La mode, c'est une histoire de moment, de place à prendre." Il intègre finalement Balmain comme assistant textile et ennoblissement. Ensuite styliste junior, puis senior. Depuis six ans, il gravit progressivement les échelons.
Dans les coulisses des tapis rouges
Aujourd’hui âgé de 34 ans, Eddy a notamment participé à la collection cosignée pour la maison Jean Paul Gaultier avec Olivier Rousteing. "Je travaille chaque jour avec une quarantaine de collaborateurs. Selon les projets, je suis plus autonome au studio ou plus proche du directeur artistique." Il a, par exemple, coordonné la collection image Renaissance Couture de Beyoncé, en charge des costumes de scène pour sa tournée mondiale. Mais avant d’habiller Queen B, il a choisi la mode comme "une quête d'élégance, l'envie de magnifier le corps féminin. D’origine arménienne, j'ai grandi dans une famille orientale, entouré de femmes fascinantes." Parfaitement aligné avec ses aspirations chez Balmain, il évolue dans ses compétences. "Par rapport à certains de mes amis qui sont engagés dans d'autres maisons, j'ai une fonction très créative et je peux intervenir sur différents projets simultanément. J'ai participé au relancement de la collection Homme et à différents projets spéciaux, comme la robe rouge de Margot Robbie, pour les Critics' Choice Movie Awards, parce qu'il s'agissait d'une pièce d'ennoblissement. Je n'ai jamais l'impression d'avoir fait le tour, sentiment pourtant souvent partagé dans ces métiers après deux ou trois ans. L’esthétique de la maison résonne parfaitement avec la mienne." De son côté Yeongho Ko, designer coréen de 29 ans diplômé en 2022 de l’Académie d’Anvers, témoigne de son implication concrète dans les processus de création de Loewe, où il a été engagé comme designer Homme il y a un an. "Je travaille aussi sur la pré-collection et sur les pièces VIP. Une fois par mois au moins, nous faisons des essayages en compagnie de J.W. Anderson, le directeur artistique. L'équipe propose, il choisit, on échange."
La richesse du travail d’équipe
Pablo Henrard a grandi près de Verviers. Diplômé de La Cambre en 2013, il est arrivé à la mode par passion pour l'art et l'architecture. "À 10 ans, j'ai reçu ma première machine à coudre et, l'année suivante, fabriqué ma première robe de mariée avec des surplus de crêpe de soie offerts par des costumières du Théâtre de la Place à Liège. La mode, c'est mon histoire depuis toujours." Entre sa 4e et sa 5e année d’études, Pablo a mené un stage à New York auprès d'Olivier Theyskens, alors directeur artistique de Theory, qui lui a proposé d'intégrer son équipe sur place, "mais c'était trop tôt pour moi". Il effectue alors un stage à Paris chez Cédric Charlier, est sélectionné en même temps pour le Festival d’Hyères. Après un passage chez Cerruti, il est engagé chez Givenchy à la nomination de Clare Waight Keller, avant d’être sollicité par Nicolas Di Felice en 2019, pour le lancement du nouveau projet Courrèges. En 2022, c’est Burberry qui le contacte à l’arrivée du nouveau directeur artistique, Daniel Lee. Une fois encore, il arrive à la genèse d'un projet. "Je ne suis pas habitué à intervenir quand tout est installé et qu’il n'y a plus qu'à remplir les cases. La création peut être un processus très solitaire, je préfère travailler en équipe, dans une structure."
À peine diplômés, déjà engagés
Romain Bichot présentera son travail au prochain Festival d’Hyères, en octobre. Sélectionné dans la très select short list de ce prestigieux concours international, le Bruxellois de 25 ans construit des narrations imagées autour de ses pièces. Sorti de La Cambre en 2023 avec une collection qui explorait "la décodification du vêtement pour arriver à une intemporalité", il a signé une remarquée robe serpent s’enroulant autour du corps. Romain cultive une affinité particulière pour le tailleur. Des compétences et un imaginaire qui l’ont mené droit chez Balenciaga Couture comme assistant designer, à peine son diplôme décroché. "Dans la pratique, j'ai l'opportunité de développer mes propres pièces de A à Z pour la maison, en collaboration avec les artisans qui vont les réaliser. C'est une expérience incroyable. Nous travaillons en petite équipe avec des professionnels fantastiques et les budgets nécessaires à développer chaque projet." Romain estime qu'il bénéficie d'une grande marge de créativité. "On soumet des recherches, des dossiers, c'est un échange en direct avec Demna (le directeur artistique, NDLR), un dialogue. J’évolue dans le contexte privilégié d’un échange humain, contrairement à d'autres maisons plus hiérarchisées, où les assistants ne voient même pas le DA. C'est une chance énorme, une grande opportunité d’apprentissage et c'est précieux, quand on arrive directement d'un contexte d'école."
Sur la piste de décollage
C’est par le biais d’un stage que Tim Stolte, designer de 25 ans originaire de la région d'Hanovre et diplômé de l’Académie d’Anvers en 2023, est arrivé chez Louis Vuitton. En poste jusqu’en avril, il a l’espoir d’y rester. "C'est un très bon employeur, qui respecte la dimension créative de chacun. En France, les stages sont payés et on bénéficie de la sécurité sociale. Ce sont des conditions très appréciables. En tant que stagiaire, on travaille évidemment “pour quelqu'un”, mais on est très loin du cliché du Diable s'habille en Prada, où on n’est là que pour apporter le café. Ici tout le monde contribue à la création, on apprend beaucoup et on s'améliore." Alise Anna Dzirniece, quant à elle, également diplômée de l’Académie d’Anvers (en 2022), a commencé par affûter ses compétences au studio de Walter Van Beirendonck. Née en Lettonie, elle se sentait appelée, depuis ses 16 ans, par l'héritage de Martin Margiela et des Six d'Anvers. "Pour le prodigieux niveau de leurs collections, l’histoire qu'ils ont fabriquée et aussi parce que financièrement cette école de très haut niveau était accessible. Anvers est une bulle créative influente, qui cultive la mode comme un art. C’est une ville plus inspirante que compétitive et ça correspond davantage à mes valeurs." Actuellement en stage chez Y/Project, Alise est attachée au design tailleur, Couture et chemises. "Nous fonctionnons en petite équipe et je collabore main dans la main avec mon boss. Je travaille comme si j’étais designer confirmée. Certains de mes amis sont embauchés dans d'autres maisons moins niches et j'entends qu'ils ont aussi moins de responsabilités. J'ai de mon côté beaucoup de contacts directs avec tous les processus, j'apprends énormément." Son idéa l: rejoindre le studio de Dries Van Noten, "notamment pour ses techniques de broderie, parce que j’adore explorer tous les potentiels des matières. Dès que je reviendrai à Anvers, c'est à sa porte que j'irai frapper." Parce que même si on n’y inscrit pas son nom, les studios de création ne sont pas des cultures ombragées, ce sont des serres qui répercutent la lumière.