Hommes

Edouard van Praet : funambule des mascarades

Dandy crooner à la mèche rebelle, punk solitaire en costume de nuit, jeune homme moderne qui mélange les styles pour mieux brouiller les pistes (de danse), Edouard van Praet n’est pas du genre à se laisser enfermer dans des cases. Rock, indie, électro, chanson : son premier album, "Mascarades", révèle un artiste qui jongle avec les faux-semblants et se moque des contradictions. Un vrai joueur, fin prêt à vous surprendre. 

© Justin Paquay
© Justin Paquay

"En fait, dans mes chansons, je peux mettre en scène autant mon ombre, mon côté obscur, que son contraire… Et mon album est une exploration de ça : tu peux y trouver une partie de moi qui est de l’ordre du caché et une autre qui est de l’ordre du montré… D’une certaine manière, j’y parle autant de choses et de situations que je redoute que de choses que je désire : je me bats avec le vrai et le faux, d’où le titre de l’album." Démêler tout ça en musique ou laisser l’auditeur répondre lui-même aux questions qu’il se pose : Edouard van Praet, comme tout bon artiste se prêtant au jeu de l’interview promo, préfère évidemment laisser planer le doute. "À chacun son interprétation" : on connaît la chanson… Et qui dit masque dit projection, mise en scène, camouflage, protection : et qu’il tombe ou pas, finalement peu importe, tant qu’on prend du plaisir. Parce que la musique, et ça notre jeune Bruxellois l’a bien compris, doit d’abord rester un terrain de jeu (et de je) : "S’amuser, triper, faire des erreurs, dire des conneries, c’est ça la réalité." Et la sienne ainsi mise en scène, ça donne sur disque et sur scène quelque chose de bluffant, un truc en plus bien versatile et bigarré : complètement allumé. 

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© Justin Paquay

Comme une playlist moderne 

En douze morceaux comme autant de masques à enfiler, d’amours à concilier, Edouard van Praet nous fait voyager à travers le glam et le rock seventies, la techno gabber et le punk funk, Niagara et Tom Waits, "Marcia Baïla" joué par Ariel Pink, Julien Doré chez les Bad Seeds… On pourrait s’amuser très longtemps à lui coller plein d’étiquettes, mais Edouard, à ce petit jeu des sept familles, résume tout ça mieux que nous : "J’aime bien quand ça part dans tous les sens, quand un groupe ou un artiste te fait voir et entendre des choses très contrastées, quand il t’emmène dans un lieu puis dans un autre – cette espèce de polymorphisme… J’ai toujours aimé les groupes de rock qui se mettent à l’électro comme Primal Scream ou Underworld, les artistes qui n’hésitent pas à changer de style(s) comme David Bowie… Et j’ai conçu mon album comme ces playlists où tu passes du folk au métal puis au rap, où on se dit : 'Putain, je m’attendais pas à ça !' En fait, c’est comme dans la vie: on passe très vite d’une humeur à une autre en une seule journée." À l’image du morceau d’ouverture ("Do You Ever Walk Alone ?") dans lequel Edouard se la joue crooner de comptoir, avant la déflagration post-punk-wave d’"Echoes" qui sonne comme du Suicide remixé par The Rapture. Fort. 

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© Justin Paquay

Une chambre, la nuit

Si Edouard van Praet est un garçon de son temps (il est né en 1996), il a connu le parcours assez typique de l’ado qui tripote des logiciels de compos dans sa chambre. "J’ai suivi des cours de piano mais j’étais pas très assidu et puis j’ai commencé à faire de la musique tout seul mais sans jamais aller plus loin, je criais juste très fort dans ma chambre !" Le jeune Edouard découvre Nirvana comme tout le monde, puis c’est le rap sur Soundcloud et le metal(core) pour s’épancher en pleine puberté, avant le classico : fonder un groupe de rock avec son meilleur poto pour espérer devenir le prochain Pete Doherty. "On était fans des Strokes, des Libertines, de tout ce rock des années 2000 qui donnait l’impression qu’il ne fallait pas grand-chose pour écrire une chanson! Et c’est ce qu’on a fait, même s’il n’y a jamais rien qui est sorti…" Mais la machine est lancée et, à partir de là, Edouard n’arrêtera "plus jamais la musique une seule seconde" : à force de beaucoup de "remises en question, de concerts, de soirées à écouter de la musique et de marches solitaires" à espérer que l’inspiration tombe du ciel comme la foudre ou un ange, Edouard trouve  son style et finit par sortir un premier 5 titres en 2021 ("Doors"), puis un deuxième l’année suivante ("Cycles"), écrits et enregistrés "tout seul dans une cave sombre". Il rigole mais n’empêche, c’est surtout en pleine nuit qu’il trouve matière à chansons, parce que à 3 h du mat’ "on peut projeter plus de choses dans le noir et le calme de l’existence". Comme il l’implore dans "Echoes" : la nuit tu vis "plus vite" ("faster") et plus "sauvagement" ("wilder"), d’où cette sensation d’urgence qui exsude de son disque, entre berceuses "trance pop" et quintes punk histrioniques, murder ballades et comptines lynchiennes. 

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© Justin Paquay

Résonance et individuation 

En cherchant à "bercer ses nerfs" ("Faux Mystère") par l’écriture, le cri et la mise en scène de soi dans ses clips et en live, Edouard van Praet, en tout cas, ne manque pas d’intriguer… Et ceux qui l’ont déjà vu sur scène savent que c’est une tornade, mix improbable d’arlequin rock’n’roll et d’adonis démoniaque. "Après les concerts, on me demande souvent si je fais du théâtre et, même si c’est vrai qu’il y a une part de mise en scène et de mascarade, je n’ai jamais l’impression de mentir… En fait c’est quelque chose de très intuitif, de l’ordre de la transe." Et le voilà qu’il nous parle de psychanalyse, du "corps hystérique qui révèle ce qui n’ose pas être dit", du concept de "résonance" si cher au sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa, de la "psychologie du destin" de Léopold Szondi, et puis de tous ces masques qu’on est parfois obligé de porter en société ou ailleurs, du costume que les autres nous taillent et du fait qu’on a tendance, trop souvent, à "devenir les censeurs impitoyables de nous-mêmes." (Alain Badiou, paraphrasé par John Maus, un musicien art/synth/punk qu’adore Edouard)… "En fait, sur scène, il y a quelque chose de l’ordre de la cérémonie: j’y vais vraiment à fond, pour atteindre un autre état" : des états pas possibles (sauter, tomber, se rouler par terre…) qui font les meilleurs concerts… En tout cas, ceux dont on se souvient. "Et puis j’aime bien mixer le sale et le propre, mettre un costume et crier jusqu’à me briser les cordes vocales! J’aime bien jouer avec les contrastes, explorer des sensations un peu trash." Un peu comme son modèle, Leonard Cohen, qui n’hésitait pas à "mélanger la crasse et le spirituel", chanter des trucs dark (et darker) en costard Armani… D’ailleurs, Edouard est tellement fan qu’il a même écrit un mémoire d’unif sur son idole, lors de son master en psycho à l’UCL : Le processus d’individuation mis à l’œuvre chez Leonard Cohen… "Je cite même un passage de Beautiful Losers (l’un des deux romans beat de Cohen, NDLR) dans Echoes! Son personnage m’a beaucoup marqué." Pour Jung, le processus d’individuation, c’est la "relation excentrique entre le côté conscient et le côté inconscient de la psyché humaine" : pas la peine d’avoir fait un doctorat pour comprendre qu’il y a de ça dans "Mascarades" et encore moins pour apprécier l’"anti-rock" de ce jeune homme "on a wire"… La classe, en somme. Avec grande distinction. 

Photoshoot réalisé dans les locaux de MAD Brussels.
Stylisme : Dorian Cleves

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