Comment Kobe Desramaults révolutionne la gastronomie belge ?
Comme si 2020 n’avait pas suffisamment un goût de fin du monde… Le 4 juin dernier, Chambre Séparée à Gand mettait en ligne son dernier calendrier de réservation pour les six prochains mois. En deux heures, toutes les places étaient prises. Après ces "last suppers", le restaurant confidentiel le plus cool du monde (on assume la formule) fermera définitivement ses portes. Pourquoi ? Parce que le moment est venu de tourner la page et d’écrire une nouvelle histoire, explique celui qui nous a fait pleurer d’émotion avec une bouchée de pigeonneau maturé (et dire qu’on pensait détester ça). "En cuisine comme dans la vie, toutes les histoires ont une fin – et c'est ça qui me plaît. J’ai fermé In de Wulf en 2016 parce que j’avais perdu une certaine spontanéité. C’était devenu un restaurant étoilé où il fallait réserver des mois à l’avance alors que quand on a commencé, on cuisinait à deux dans une vieille baraque au fond du jardin. Dans le cas de Chambre Séparée, c’est différent. Je savais avant d’ouvrir que je fermerais après trois ans. Comme tout business, il vient un moment où on se lasse, on fait faire les choses par les autres, et on ne fait que récolter les lauriers et l’argent… Je préfère tout arrêter avant de ne plus aimer." Alors quand on cite "L’amour dure trois ans" de Frédéric Beigbeder en référence à la relation passionnelle qu’il entretient avec la cuisine, Kobe esquisse un sourire qui en dit long… "Un restaurant, c’est comme une histoire d’amour. Les six premiers mois, on se découvre, on trouve ses marques. Les deux années qui suivent sont géniales. C’est la passion. Et puis c’est la routine, confortable mais plus aussi excitante. Fermer un resto qui marche, c’est prendre un risque. Surtout en cette période d’incertitude. Mais j’ai besoin d’un nouveau challenge."
Quand on demande à ce génie de la cuisine qui a fait ses armes aux côtés de Sergio Herman à quoi il pense pour la suite, il répond franco : "Je vais dans un premier temps m’occuper un peu de De Superette, mon autre adresse à Gand. J’ai envie de faire de la cuisine plus accessible. Il y a plein de gens pour qui j’ai envie de cuisiner et qui ne peuvent pas s’offrir un resto comme Chambre Séparée. Et puis, la cuisine est une de mes passions, mais ce n’est pas la seule. Je viens de fêter mes 40 ans. Je crois que c’est le bon moment pour se remettre en question et démarrer quelque chose de nouveau. J’ai commencé à travailler en cuisine très jeune. Un peu par dépit parce que j’étais un cancre à l’école et que mes parents ne savaient pas très bien quoi faire de moi. Alors quand je me suis retrouvé comme apprenti à Oud Sluis avec ce jeune chef ultracréatif, ambitieux et rock’n’roll qu’était Sergio Herman, je me suis dit que ce n’était pas trop mal comme job (rires). Sergio Herman était un peu comme un grand-frère pour moi. Il savait s’amuser mais aussi être sérieux et extrêmement rigoureux. Il m’a beaucoup appris." C’était il y a 20 ans, à l’époque de elBulli et de la cuisine moléculaire. Il y avait à ce moment-là sur la scène culinaire une liberté jamais vue auparavant. "Pour un jeune un peu sauvage comme moi, c’était incroyable !" Selon lui, la période que nous vivons aujourd’hui est tout aussi intéressante : "Les périodes de crise sont toujours riches sur le plan artistique. Il suffit de voir l’ébullition sur la scène underground en art comme en musique. En cuisine, on est au courant à la seconde de tout ce qui se fait dans le monde. Les influences sont partout. Le danger est par contre de se perdre dans ce flot d’informations. Les créatifs qui amènent quelque chose de nouveau sur la table sont de plus en plus rares. Les frères Dewaele (alias Soulwax) par exemple sont des gens qui font bouger les lignes en musique. Parce qu’ils n’ont jamais fait comme les autres."
Dieu du feu
À le voir observer un Cauliflower Mushroom comme si c’était la septième merveille du monde, Kobe a sans aucun doute gardé cette âme d’enfant rebelle qui lui plaît tant chez les autres. Celle du risque et de la créativité sans limite. Son jeu de prédilection ? Dompter le feu. Sa cuisine instinctive intimement liée à l’immédiateté – malgré son amour pour les cuissons lentes – transpire la simplicité. "J'adore la pureté du charbon et du bois. C’est comme une femme sauvage. Pour réussir une cuisson au feu de bois, il faut beaucoup d'attention, ne jamais la lâcher du regard, être concentré, comprendre ce qu'il se passe à l’intérieur de la chair. Rien à voir avec la cuisson sous vide. Dans l’assiette, on sent cette vérité, on sent que la nature a fait son travail. Que ce soit dans la cuisson au feu, la maturation, la fermentation, la nature a bossé et nous, on ne fait que l'aider un peu."
Un endroit comme il n’y en aura plus
"Mon ambition à Chambre Séparée était de créer un univers à moi, un endroit où j’aimerais me retrouver. C’était une démarche très personnelle. J’invitais en quelque sorte les gens chez moi, dans mon intimité. Il y a de la musique qui joue fort, de la fumée, des bougies, ça sent le feu de bois… Les clients mangent dans la pénombre face à la cuisine. Ils écoutent les vinyles que je mets sur ma platine et paient pour manger ce que j’ai envie de leur servir… Le concept peut sembler un peu présomptueux comme ça, mais c’est un vrai parti pris. Je pense que pour vivre une expérience exceptionnelle il faut savoir lâcher prise et se laisser surprendre. Il n’y a rien de plus excitant que l’ailleurs." Dans le restaurant de Kobe Desramaults, cet "ailleurs" est synonyme de chaleur humaine et de générosité. Ici, rien ne se cache où tout se crée. "J’aime la transparence. Chez moi, on doit pouvoir tout voir." Ce soir-là, on assiste émerveillé à un ballet extrêmement bien rodé de cuisiniers évoluant sur les paroles de Gainsbourg, dont les albums sont exposés aux murs. Un voyage hors du temps, sans faux pas ni fausse note : "La semaine passée, en sortant un plat du four à bois, j’ai reçu des éclaboussures de graisse dans l’œil. Les clients ne se sont aperçus de rien. Nous sommes les acteurs d’un spectacle pour lequel les gens viennent parfois de loin. L’harmonie du moment doit être parfaite." Pour Kobe, la cuisine est une musique, le gourmet a donc une certaine cadence à respecter : "Un dîner ne doit pas durer plus de deux heures. Personnellement, je ne peux pas rester concentré plus longtemps. Je déteste aller au restaurant et me dire à la moitié du menu dégustation : il reste encore tout ça !" Chez lui, pas de pain pour se couper l’appétit, ni de déroulé du menu en début de repas. On sait quand ça commence, jamais quand ça finit. Résultat ? Un défilé aux saveurs incomparables où vingt créations encensent et éveillent les papilles. De temps en temps, il arrive même que le chef improvise en plein service. "Je suis un peu chaotique parfois. Je suis quelqu’un d’instinctif. J’aime inventer un plat sur un coup de tête. Je ne fais ni croquis ni descriptions précises de mes plats. Ça peut sembler bizarre mais ceux qui travaillent avec moi sont habitués. Ils savent comment je fonctionne et anticipent."
Hors normes
Les guides qui classent, notent, jugent les endroits et les chefs selon des critères arbitraires, très peu pour lui ! "Par définition, s’il y a un classement, les gens comparent. Quand j’ai reçue l’étoile pour In de Wulf à 25 ans, c’était excitant. Maintenant, c’est plus encombrant qu’autre chose. Je ne veux pas me retrouver dans une case. Ce que je propose est unique." Pas étonnant donc qu’on se sente parfois "Lost in Translation" dans le monde de Kobe. On n’a pas toujours les codes. On est à la fois au restaurant et au théâtre, dans un lieu sacré et au concert. On se dit, en regardant autour de soi, qu’on a bien de la chance de vivre là un moment d’exception et de passer une soirée formidable même si ces deux heures au paradis coûte un certain prix… Il faut dire que la qualité se paie, l’artisanat aussi.
Soundtrack
"Je suis un vrai geek en matière de musique. Avant je n’avais pas le temps d’écouter des vinyles et de m’y intéresser vraiment mais depuis le début de Chambre Séparée, je me suis constitué une belle collection de disques." Une bibliothèque fièrement exposée dans le fond du restaurant et régulièrement alimentée par le temple du genre : Music Mania à Gand. "La musique fait vraiment partie de l’expérience que je veux partager. Elle est presque aussi importante que ce qu’on met dans les assiettes. Il y a beaucoup d’endroits qui mettent du son en fond pour combler le silence ou masquer le bruit. Je trouve ça dommage. Autant ne rien mettre alors ! Je me souviens du restaurant Ha Salon à Tel Aviv où le chef Eyal Shani mettait la musique de plus en plus fort au fil du service. À minuit, les gens dansaient sur les tables. On ne savait plus si on était en boîte ou dans un restaurant. En Belgique, on n’est peut-être pas encore prêt pour se lâcher à ce point-là, mais je trouve ça incroyable de proposer une expérience qui parle en même temps aux cinq sens."
Conservateur culinaire
Kobe Desramaults vient d’être nommé conservateur culinaire de la ville d’Ostende, une grande première pour lui et pour la station balnéaire. Une mission visant à dynamiser, fédérer et faire rayonner le terroir local : "Trouver et mettre en avant les perles culinaires d’une ville comme Ostende m’amuse beaucoup. J’ai visité des dizaines de restaurants et rencontré des gens passionnés par ce qu’ils font. Leur enthousiasme est intact malgré les années, malgré les difficultés. J’ai rencontré un mec qui fait les meilleures croquettes de crevettes de la côte. Il a dédié sa vie à cette spécialité culinaire belge et je suis très content de pouvoir mettre un coup de projecteur sur des artisans comme lui grâce à ma mission d’ambassadeur. Car oui ! La croquette de crevettes est un art. C’est aussi un travail de fou ! Je trouve cette recette très intéressante car il y a autant de croquettes que de gens qui les font. Ostende recèle de trésors gastronomiques trop peu connus. C’est une magnifique mission." Ça fait plus d’une heure qu’on bavarde… Il est temps de se quitter. Pour mieux se retrouver.
Un produit. L’oignon, qu’il soit cru ou cuit – et même brûlé –, il révèle des arômes incroyables et très différents.
Un vinyle. "In the Skies" de Peter Green. C’est un disque qui me fait pleurer. Chaque fois que je tombe dessus chez un disquaire, je ne peux pas m’empêcher de l’acheter.
Un resto. Certo. à Bruxelles. C’est Amélie Vincent (The Foodalist) qui m’a emmené dans ce petit resto italien. Quand on entre là-bas, on sent tout de suite qu’on est dans un endroit où il y a du cœur, une atmosphère sincère. Le patron Federico sert ses clients avec passion. Il nous accueille dans son univers. Simple et vrai.
Un plat. Un plat de Pascal Barbot à l’Astrance à Paris. J’avais 24 ans. Je me rappellerai toujours de cette assiette : une huître, de la betterave rouge, du brie et de la queue de bœuf braisée. Un truc de fou. C’était magique.
Une personne. Sarah "Biggie", ma partenaire à De Superette. Elle est boulangère à la base. Elle a une énergie de dingue. Je suis très attiré par les gens introvertis, voire timides. Ils cachent souvent en eux des choses très profondes qu’il faut creuser pour les découvrir.