"La Bête dans la jungle" : du cinéma comme dans une rave
"L’idée d’un amour qui n’est pas vraiment vécu, c’est quelque chose que j’ai rarement vu au cinéma." On écoute Anaïs Demoustier faire la promo du film La Bête dans la jungle, et c’est vrai qu’on n’a pas l’habitude de la voir dans ce genre d’exercice quasiment incantatoire, où l’atmosphère prime sur la narration, les corps en transe sur l’exigence de réponses et de résolutions. "En fait, c'est un film qui laisse au spectateur la liberté de réfléchir et de se projeter… Et il faut accepter de rentrer dedans ! Moi, je trouve important que la salle de cinéma soit un lieu d’expérience au sens primitif, comme une expérience sensorielle. Et ce film en est une : c’est une immersion dans une boîte de nuit, un huis clos, et c’est ça qui m’a plu. En fait, faut arrêter de chercher du sens partout, de la morale, de la raison… C’est dingue comme les gens ont peur de s’abandonner !" Alors qu’on a plutôt l’habitude de la voir dans des rôles jubilatoires d’amoureuses (l’épatant Les Amours d’Anaïs de Charline Bourgeois-Tacquet, le très espiègle La Pièce rapportée d’Antonin Peretjatko), l’actrice lilloise étonne ici (et subjugue) dans ce rôle de femme qui "petit à petit perd sa candeur", face à cet homme mutique incapable d’aimer, de vivre. "Ça m’intéressait d’incarner quelqu’un qui décline, je trouve ça beau ! Parce qu’on raconte souvent au cinéma des histoires de personnages qui se déploient, s’épanouissent et là, c’était le trajet inverse : le film raconte en fin de compte que l’amour isole, pour le meilleur et pour le pire." C’est peut-être ça la "bête" du titre, cet amour qu’ils ont laissé passer, cette chance qu’ils n’ont pas su saisir, cet absolu qu’ils ont trop attendu, pour finir par le perdre - et se perdre. "En fait, ça parle de nous très intimement, non ?", nous insinue Patric Chiha, le réalisateur, à qui on a posé aussi deux ou trois questions, qui évoque "nos batailles entre nos fantasmes et notre réel, nos rêves et nos vies" et qui voulait "filmer en même temps ceux qui passent à côté de la vie et ceux qui vivent dans un présent permanent, à la fois euphorique et morbide", c’est-à-dire ces clubbeurs et clubbeuses qui sont la matière vibrante du film, sa moëlle magnétique, tous ces corps en fusion unis dans un même élan que Patric Chiha n’hésite pas à dépeindre comme "politique". "C’est aussi un film sur des gens qui ne produisent rien… Parce que le clubbing est par essence non productif : si nous allons en club, c’est juste pour danser. Il n’y a pas d’autre but."
Dans le club
Au-delà donc de cette quête nimbée de mystère qui dessine une trame au film (s’aimeront-ils, s’il s’agit bien d’aimer ?), La Bête dans la jungle nous invite à entrer en rupture avec le dehors (la vie de tous les jours, l’extérieur de la salle obscure) et en résonance avec le dedans (la boîte de nuit, la salle de cinéma) : nous sommes plongés, avec les personnages, dans cet espace-temps communiel et festif qui transcende la morosité du quotidien (et d’un cinéma formaté), et qui bouscule, dans un même tressaillement, nos petites habitudes de spectateur habitué à vouloir tout comprendre. Rupture avec les valeurs productivistes de notre société dans un désir de transgression et de résistance, sous l’excitation magique de la proxémie des corps, dans une ambiance de huis clos océanique (le "je" dans le "nous") où résonnent les nappes suaves du disco (les seventies), les battements rapides de la techno (les nineties), au milieu d’un dancefloor (le film a été tourné au Mirano) avec la danse vue et vécue comme une sorte d’utopie, et donc l’amour aussi. D’ailleurs, c’est pour ça que John ne danse pas. Parce qu’il est "à côté de la vie" et entraîne Mae dans son sillage. Peut-être est-ce lui, au final, "la bête dans la jungle"… Bref, comme le résume plus clairement Anaïs Demoustier : "L’idée de Patric n’était pas de faire un film naturaliste ou en costumes, et d’ailleurs il ne voulait pas que je lise la nouvelle de Henry James ! C’est pour ça qu’il a choisi de transposer l’histoire dans une boîte de nuit, où tout est permis et où rien n’est normal… Et donc je suis rentré dans le film par la danse, pas par la littérature, en bossant avec un chorégraphe (Lorenzo De Angelis, ndlr)." Tourné en plein Covid, dans un "désir transgressif et très fort de danser tous ensemble", le film se sert donc du clubbing pour évoquer le temps qui passe, nous échappe ou nous rattrape, en s’étalant sur vingt-cinq ans (de 1979 à 2004), avec la gestuelle des danseurs évoluant au gré de toutes ces nuits fauves (de Mitterrand au sida, de la chute du Mur au 11 septembre). "Piégés dans cette boîte comme dans une toile d’araignée", l’une danse, l’autre pas, et on regarde tout ça dans un état de semi-conscience altérée, comme si le temps n’existait plus : un peu comme si Gaspard Noé avait réalisé un remake de Orphée, ou qu’on était resté coincé avec Naomi Watts dans Mulholland Drive (la scène au club Silencio). "Tous les films que j’aime ont comme sujet le temps et la représentation du temps", nous souffle Patric Chiha alors qu’on lui cite pompeusement du Roland Barthes ("Toute rupture un peu ample du quotidien introduit à la Fête")… Tandis qu’Anaïs Demoustier, elle, nous parle avant tout de son "plaisir" à travailler avec des réalisateurs qui ont "une vision, un vrai désir fort de cinéma, une véritable envie de recherche, une vérité, quoi", et on acquiesce évidemment (on l’adore, faut bien le dire). Franchement : vous ne verrez pas cette année d’autres films comme La Bête dans la jungle. N’ayez pas peur de vous laisser aller.
La Bête dans la jungle de Patric Chiha, avec Anaïs Demoustier, Tom Mercier, Béatrice Dalle – dans toutes les bonnes salles de cinéma – filmsdulosange.com