Katherine Longly : rencontres du contretype
Qu’elle interroge notre rapport au corps ou raconte, dans un livre photo, l’amour d’un couple de septuagénaires, Katherine Longly n’a de cesse, depuis une dizaine d’années, d’explorer notre société et de la déconstruire. Portrait d’une artiste visuelle dont la matière première est le relationnel et la curiosité de l'autre, du monde, un vrai moteur existentiel.
"Le fil rouge de mon travail, c’est vraiment la rencontre avec des gens : l’exploration d’un univers social que je ne connais pas et qui m’interpelle... En fait, chaque projet s’avère un prétexte pour aller à la rencontre d’un groupe social lié par quelque chose : des femmes sumos, des personnes qui participent à des concours de plus gros mangeurs (Rottent Potato), un couple qui habite dans une caravane (Hernie & Plume), des gagnants de la loterie (Just my luck)... C’est de la curiosité pour l’humain, et ça part toujours d’une question que je me pose et à laquelle je vais essayer de répondre." Et des questions, elle s’en pose constamment, telle une enquêtrice du réel qui cherche toujours à épancher sa soif de connaissances, à satisfaire sa faim de rencontres, sa fringale d’univers, son désir du genre humain. "En fait, des sujets, j’en ai plein mes tiroirs, et me confronter à tous ces milieux, c’est vraiment ce qui me fait vibrer en tant qu’artiste. À la base, il y a toujours l’exploration d’un sujet, l’enquête, la rencontre, la discussion... Et puis, c’est seulement après que la forme se dégage." D’où cette volonté de ne pas se définir comme photographe stricto sensu mais plutôt comme une plasticienne limite anthropologue, une artiste avant tout visuelle qui "crée les conditions pour qu’émergent des images chez les gens" qu’elle rencontre, qu’elle a décidé de mettre en lumière à travers son objectif, mais pas que.
RACONTER L’INTIME
Connecter la matière qui existe ou créer des liens et du contexte pour faire émerger un point de vue, trouver la question qui mérite d’être posée, se frotter à autrui, à d’autres façons d’envisager la vie, autrement dit sortir de soi et de ses petites habitudes pour embrasser le monde et son prochain, c’est ça qui motive Katherine Longly depuis l’adolescence. En l’espace d’une dizaine d’années et autant de projets et de résidences (et de prix !), de deux livres publiés (hélas épuisés) et d’une bonne trentaine d’expos, l’Arlonaise (Bruxelloise d’adoption) enchaîne les projets où l’humain est au centre. Et comme l’humain, le relationnel s’avère la matière première de son travail - le "matériau de l’œuvre" - ses projets s’inscrivent, par nécessité, dans la durée. Sur des années, le plus souvent. "Je travaille vraiment à long terme, du coup la relation se développe dans le temps et perdure. Elle ne s’arrête pas au moment de l’expo ou de la publication du livre : Blieke et Nicole par exemple (le couple de Hernie & Plume, ndlr), je les ai côtoyés pendant sept ans et je continue à voir Nicole (Blieke est décédé depuis lors, ndlr). Elle est devenue mon amie... De toute façon, si tu ne donnes pas un peu de toi, tu ne peux pas attendre des autres qu’ ils te racontent leur histoire personnelle. Parce que ce n’est pas rien de demander ça à quelqu’un, de dévoiler son intimité et d’en faire un livre ou une expo." Et dans le genre, Hernie & Plume, l’histoire de ce couple, se pose là, comme carte de visite et un projet phare du parcours personnel, artistique et professionnel de Katherine Longly. "En fait, j’ai rencontré Blieke et Nicole un peu par hasard, alors que je faisais du repérage dans un camping pour un projet sur les gens qui décorent leur caravane à Noël. Un homme est alors sorti de la sienne et m’a demandé ce que je faisais là, je me suis excusée et il m’a invitée à boire une bière." Un hasard de rencontre qui débouchera sur un splendide livre photo chargé d’émotion et de sincérité, où derrière l’amour et la zwanze s’esquissent les thématiques de la précarité, du vieillissement et des stéréotypes qu’on associe souvent à ce genre de milieu... Et que Katherine Longly espère battre en brèche en mixant les médiums (ses photos à elle, des photos à eux, des coupures de presse, des collages...) et en superposant les couches de storytelling (le livre parle autant de l’histoire de Blieke et Nicole que de leur amitié naissante avec Katherine, de leurs secrets de froecheleirs que des clichés sociaux qui leur collent à la peau). À la fois projet co-créatif et enquête tout-terrain, roman-presque-photo et œuvre plastique millefeuille (même la couverture du livre en toile cirée renvoie à la nappe de la table du couple), Hernie & Plume est une œuvre de partage et de bienveillance qui part d’un sujet universel (l’amour) pour toucher - en plein cœur - au particulier.
MADE IN ASIA
Que la rencontre s’avère finalement le fruit d’un (heureux) hasard ou celui d’un long travail de préparation, elle permet donc à Katherine Longly d’assouvir sa curiosité du monde... Et par là "d’envisager la vie d’une autre façon" en "remettant nos petites certitudes à plat". On ne sera dès lors pas étonné d’apprendre que notre photographe chercheuse est tombée amoureuse de la culture asiatique : rien de tel, en effet, pour s’interroger et "prendre du recul" que le Japon ou encore la Chine, pays de tous les extrêmes, "où tout est tellement différent que c’en est fascinant". Au centre de plusieurs de ses projets (Past Forward, Abroad is Too Far, To tell my real intentions, I want to eat only haze like a hermit), l’Asie permet à Katherine Longly de conjuguer sa passion du visuel, du narratif, du collectif et du personnel, de l’identitaire, et de tout ce qui sort de l’ordinaire. "En ce moment, je bosse sur plusieurs projets en même temps : les femmes sumos, les hikikomori (ces jeunes qui décident de vivre cloîtrés dans leur chambre, ndlr) et les furries (ces gens qui s’habillent en animaux anthropomorphes, ndlr)... En fait, j’aime bien avoir cette claque où je comprends rien, un peu comme l’anthropologue qui plante sa tente au milieu d’un village et qui doit observer et faire beaucoup d'efforts pour comprendre les règles. J’adore me sentir dans cet état-là."
Qu’elle y reste en résidence pour creuser une question, y mettre en pratique cette fameuse esthétique relationnelle chère à l’historien de l’art Nicolas Bourriaud ou suivre un workshop de la "papesse du livre photo fait à la main" Yumi Goto, Katherine Longly s’y investit à fond, malgré le côté "lost in translation" qui exige beaucoup de patience et d’abnégation. Pour To tell my real intentions..., un livre et une expo interrogeant le rapport des Japonais à l’alimentation (et donc à leur corps), notre artiste enquêtrice a rencontré une dizaine d’autochtones souffrant ou non de troubles alimentaires. Une question d’autant plus intime qu’elle fait écho à sa propre histoire personnelle, elle qui souffrait d’être "ronde" quand elle était petite : autant dire qu’ici, l’empathie fonctionne à plein régime, même si le geste n’a (plus) rien de thérapeutique... "La nourriture, ça raconte quand même beaucoup de choses sur nous-mêmes, c’est un sujet universel... Et le fait d’ancrer ça dans le contexte japonais, où tout est exagéré, permet de pointer ce phénomène et de le questionner." L’expo se présente sous la forme de dix témoignages recueillis par Katherine, illustrés de photos que les intéressés ont prises eux-mêmes, avec un appareil jetable fourni par l’artiste... Ou comment aller au bout de cette poétique relationnelle qui irrigue son travail, en impliquant les sujets de son étude dans le dispositif même de la monstration. "J’aime bien rendre visible la relation, en encourageant celles et ceux que je rencontre à s’investir aussi dans la narration." Chez Katherine Longly, les niveaux de lecture se déclinent à l’envi, dans une dynamique où la paternité (maternité ?) ne se veut plus forcément exclusive. "Pour moi, c’est le plus beau des cadeaux, quand les gens dont je raconte l’histoire s’approprient à leur manière mon travail..." Des premiers contacts aux murs de la salle d’exposition, du témoignage in situ aux pages du livre photo, la relation est plus qu’au cœur de l’œuvre de Katherine Longly : elle en est la sève même, le moyen et la fin. Pour le coup, c’est ce qu’on appelle une vraie révélation. Dans tous les sens du terme.
"Failed I have in exile I must go", dans le cadre de l’expo collective "Là où je me terre", jusqu'au 1er juillet à l’Iselp.
iselp.be katherine-longly.net