Comment l'architecture numérique nous plonge dans un monde onirique ?
Un peu plus loin, on peut plonger dans une piscine rose, depuis laquelle on accède à un salon moderniste à toit ouvert. Aucun hôtel étoilé ne peut rivaliser avec cette expérience, qui ne requiert ni long voyage ni beaucoup d'argent. Il est devenu presque impossible de scroller sur Instagram sans apercevoir un court de tennis flottant, une maison en forme de coquillage ou un escalier en colimaçon d'inspiration brutaliste qui ne mène nulle part. L'architecture imaginaire ne repose sur aucune base, mais c'est précisément pour cette raison qu'elle touche une corde sensible. Elle utilise le rendu 3D, qui consiste à créer des images numériques réalistes à partir d'un modèle 3D. Cette technique est utilisée depuis longtemps par les architectes pour prévisualiser leurs projets, mais ces dernières années, elle a pris une autre dimension dans les mains des créatifs du monde entier. L'architecture est donc le énième domino frappé par l'attrait du virtuel. Depuis quelque temps, l'industrie de la mode investit mas- sivement dans le dressing des avatars. Le temps est donc venu d'habiller le monde dans lequel ces avatars évoluent. Et si ces endroits sont roses, c’est encore mieux !
Le Sud-Africain Alexis Christodoulou, alias @teaaalexis, est l'un des pionniers à avoir, il y a quelques années, brouillé les frontières entre l’imaginaire et la réalité, en y ajoutant une bonne dose de design. “Ma génération a été la première à grandir avec des jeux vidéo qui donnaient au paysage numérique des dimensions 3D. La plupart de ces jeux se déroulaient dans des univers de science-fiction ou de guerre ; ce n'est pas ma tasse de thé, mais ça m'a fait réfléchir aux possibilités dans ce domaine. Plusieurs années plus tard, j'ai commencé à jouer avec la 3D et un nouveau monde, au sens propre comme au figuré, s'est ouvert à moi. Ça m'a permis de laisser libre cours à mon imaginaire après mes heures de travail. En un rien de temps, mes paysages sont devenus viraux.” Aujourd’hui, ces paysages oniriques ont envahi nos feeds et on ne compte plus les artistes virtuels virtuoses. Six N Five à Barcelone, Maxime Zhestkov, Paul Milinski ou Joe Mortell, pour n'en citer que quelques-uns.
Architecture onirique
Ce qui était au départ une activité de niche a pris de l'ampleur dans les années 2020. La pandémie a évidemment joué un rôle majeur à cet égard ; après des mois d'assignation à résidence, l'évasion pourrait bien devenir la tendance de la décennie. Plus récemment, le battage médiatique autour de l'art virtuel et des NFT a également braqué les projecteurs sur ces “bâtisseurs de rêves”. Emma Slangen est designer de mobilier industriel et artiste 3D. Depuis qu'elle a commencé, il y a deux ans, à jouer avec la technologie depuis son appartement londonien, elle a fait de son hobby un travail à mi-temps et peine à suivre tant la demande de nouveaux rendus numériques a explosé. “Avant, je faisais ça pour moi après le boulot ; aujourd’hui, c’est une activité qui occupe 50% de mon temps. La Belgique en est encore à ses balbutie- ments dans ce domaine, ce sont surtout les architectes qui font appel à moi. Je reçois des demandes de l’étranger, en provenance de différents secteurs comme la mode, l’art, le design. Cette année, je travaille sur des projets dont j’ignorais l'existence il y a an. L'évolution est dingue.”
Alexis Christodoulou, qui a depuis établi son studio de design à Amsterdam, a également vu sa clientèle évoluer, passant d'entre- prises et de maisons de couture italiennes à tendance futuriste à un groupe cible plus large. Le magazine Kinfolk, l'expert en audiovisuel Bang & Olufsen, la plateforme NFT Nifty Gateway ou le fabricant de tapis Belgotex : tous sont venus frapper à sa porte en quête d’un monde sur mesure. Jongler entre le créatif et le commercial représente un sacré tour de force pour le tout jeune mouvement artistique. “Quand je ne crée que pour moi, ça me procure un sentiment incroyablement libérateur. C'est un peu comme sortir sa canne à pêche sur un lac gigantesque et isolé, sans savoir dans quelle direction la lancer ni ce qu’on va attraper. Lorsqu’on travaille pour un client, c'est comme s'il y avait toujours quelqu'un dans le coin de la pièce en train de nous observer. Ce n'est pas pareil... De plus, les NFT se mettent rapidement à voler de leurs propres ailes, je suis donc vigilant et clair sur les do et don’t avec mon travail.”
Emma Slangen préfère également travailler sans limitations : “Après tout, je crée un nouveau monde aux possibilités infinies. J'évite délibérément les personnes ou les animaux dans mes créations, car ils orientent automatiquement l'histoire dans une certaine direction : à quel type de personne un objet est destiné, ce qu'elle en ferait, etc. Je pense que l'imaginaire est l'un des aspects les plus importants de ce mouvement, tant pour le créateur que pour le public. C'est pourquoi je laisse une place prépondérante à l'interprétation.”
Pas vraiment, mais un peu quand même
La plupart des artistes se trouvent dans cette réalité ouverte, in- définie, dans laquelle les proportions importent peu, bien qu'il y ait de nombreuses gradations. “J'essaie toujours de partir de quelque chose de réaliste”, souligne Emma Slangen. “Je n'ai pas l'intention de reproduire exactement notre monde, ni de m'en écarter au point de le rendre méconnaissable. Ces dernières années ont été un enfer pour de nombreuses personnes, qui ont recherché une version améliorée et adaptée de leur réalité - mais ça n’en demeure pas moins leur réalité. Dans mon travail, il y a généralement au moins un aspect qui diffère du réel, qu'il s'agisse d'un élément lié à la gravité, d’une donnée matérielle ou structurelle. L’univers d’Alexis Christodoulou est beaucoup plus onirique. Il est déjà arrivé qu’on copie mes dessins dans la vie réelle, avec plus ou moins de succès, mais pour moi, ce n’est vraiment pas le but. Je ne veux pas qu'ils soient réels, c'est justement ça le sens de ma démarche. En construisant réellement quelque chose, on détruit la fantaisie ; or c'est le pilier même de ce que nous faisons. Si je prenais ce train en marche, ce serait dans le cadre d'une performance ou d'une exposition temporaire. Je travaille actuellement sur un projet où je construis une maison dans le métavers, avec différentes expériences - les expériences sont un élément intéressant. En effet, cette fois-ci, je fais appel à des architectes pour m'aider à façonner ma vision, alors que dans le passé, c’était plutôt l’inverse, ce sont eux qui venaient vers moi.”
Une question se pose : le mouvement 3D, très populaire, laissera-t-il bientôt son empreinte sur le monde physique ? Les cheminées remplies de fleurs sauvages et les piscines de cuisine s’apprêtent-elles à faire leur apparition dans nos intérieurs ? Quelle est l'influence des rêveurs 3D sur l'architecture de demain ? Snake, dont le design de la Casa Montagna a récemment fait la couverture d'Imagicasa Real Estate, observe déjà les premiers effets de cette tendance dans le domaine du design de produits et de l'architecture d'intérieur : “Jusqu'à présent, j’entretenais un rapport plutôt unilatéral avec les architectes : ils me faisaient part de leur vision, me fournissaient leurs plans et leurs souhaits en termes de matériaux. À partir de ces données, je développais un projet numérique. Lorsque je fais le rendu de produits, j'ai plus de liberté et je peux vraiment leur donner une identité unique. Ensuite, en me basant uniquement sur le produit, je conçois également une atmosphère, un espace dans lequel il est présenté, et ça semble fonctionner. Étant donné l'énorme popularité de ces images et le lien qui existe déjà avec l'architecture, je n'exclus certainement pas une sorte de fer- tilisation croisée entre les deux à long terme.”
“Le fossé est déjà comblé dans l'architecture d’intérieur, il suffit de regarder ce que font de nombreuses boutiques”, poursuit Alexis Christodoulou. “Mais il y a quand même une différence entre la déco d'un show-room et la construction d'un bâtiment en dur, dans le respect des lois de la physique. Ça demandera beaucoup d'efforts sur le plan technique, mais je suppose que ça arrivera. L'architecture est comme nulle autre un reflet de ce qu’il se passe dans le monde, et l'évasion semble être au centre de nos préoccupations. Par ailleurs, d'autres éléments entrent en ligne de compte - peut-être le réchauffement climatique aura-t-il bientôt plus d'influence sur notre mode de vie qu'Instagram ?” Ce n’est peut-être pas un hasard si toutes sortes de paysages aquatiques font l'objet d'une telle attention : sommes-nous tous inconsciemment en train de livrer une version romantique des cuisines et salons inondés ? Instagram nous le dira.