Astrid Ullens : la grande dame aux allumettes
Astrid Ullens de Schooten Whettnall : derrière ce nom à rallonge se cache la fondatrice intransigeante de la Fondation A, qui a pour vocation de "soutenir la création, la connaissance et la conservation de l’image photographique"… À 85 ans, cette baronne sans fards est l’une des figures les plus respectées du monde de la photo et, cet été, Arles lui rend hommage à travers une magnifique exposition consacrée à sa fameuse collection. Rencontre avec une passionnée d’art et de regards.
Plus de 5 500 photographies d’une centaine de photographes rassemblées en une vingtaine d’années, dont de très (très) grands noms tels que Walker Evans, Lee Friedlander, Hiromi Tsuchida, Diane Arbus, Helen Levitt, Guido Guidi, Graciela Iturbide, Eugène Atget, Robert Adams, Paolo Gasparini, Mitch Epstein, Judith Joy Ross, Lewis Baltz et on en passe : la collection Astrid Ullens, par sa richesse et son approche subjective, son exigence et sa liberté folle, en dehors de toute volonté encyclopédique ou de tentative accumulatrice, s’avère "un cas unique au monde". En tout cas, c’est ce qu’affirme Urs Stahel, le curateur de l’expo Quand les images apprennent à parler, visi(ta)ble cet été aux Rencontres d’Arles. "Astrid Ullens n’a jamais fait la chasse aux joyaux mais a misé sur des manières de voir et des façons de penser." Sa collection doit, selon lui, se comprendre "comme un projet de transmission qui thématise la pensée et la perception visuelle du monde". On est assis face à elle dans le hall de sa Fondation à Forest, ce lieu qu’elle a voulu ouvert sur la ville, sur ce quartier qui n’a rien de cossu, et en lui récitant cette note d’intention d’Urs Stahel, elle nous regarde d’un air espiègle avant de nous lâcher : "Moi, vous savez, au début je ne disais rien à personne, je disais aux gens que je collectionnais des allumettes, comme ça on me foutait paix !" Et d’insister sur le fait qu’elle se considère plus comme une passeuse que comme une véritable collectionneuse, qui fait ce qu’elle veut parce qu’elle a la chance "d’être libre", même si "ça dérange les autres". Et d’insister, vu qu’elle fait quand même partie d’une des familles les plus riches de Belgique (du biz du sucre à Tirlemont aux actions Weight Watchers), qu’elle ne fait "pas du tout ça pour gagner de l’argent", parce que ça rapporte "rien du tout", et qu’elle s’en "fout complètement"… Ce qu’Astrid Ullens veut vraiment concrétiser à travers cette Fondation qu’elle a créée en 2012, à 73 ans (!), c’est "donner à voir des choses de qualité", populariser l’art photographique et surtout "ouvrir les horizons des jeunes", éduquer leur regard, les "obliger à regarder" pour libérer leur imaginaire… En fin de compte, sa plaisanterie sur les allumettes fait sens, puisque son cheval de bataille a toujours été de combattre l’ignorance et l’obscurantisme - ici par le médium photo. Allumer, oui : éclaircir, éclairer. Et ça tombe bien puisque la photographie, comme l’écrit le grand photographe Stephen Shore, "donne à voir la couleur de la lumière ainsi que les couleurs d’une culture ou d’une époque". Offrir un autre regard sur le monde, c’est sa quête depuis vingt-cinq ans.
Un bon coup d’œil
Si ce "chemin vers l’inconnu" a débuté il y a presque un demi-siècle, à la Foire de Cologne de 1976, ce fut d’abord par le truchement de l’art contemporain : "Un vrai choc pour moi qui sortais du cocon familial ! Je ne comprenais absolument rien à ce que je voyais et donc j’ai commencé à suivre des cours, j’ai étudié, j’ai essayé de m’appliquer… Et quand c’est devenu un business, j’ai arrêté parce que ça ne m’intéressait pas, et je suis passée à la photo." Le déclic a lieu il y a vingt-cinq ans lors d’une autre foire, à Bâle (Art Basel), devant une photo de Brancusi prise par lui dans son atelier. "Je me souviens que je me suis assise sur un banc pendant une heure en me disant : “Pourquoi veux-tu acheter une photo ?… Qu’est-ce que tu vas faire avec une photo ?”… Mais je rêvais de pouvoir acheter un jour une œuvre de ce grand artiste que j’admire, et ses sculptures c’était impossible…" Elle finit par acheter l’un des tirages du maître, point de départ de sa collection. "Au début, je fonctionnais vraiment aux coups de cœur, sans trop réfléchir, mais par contre ce que j’ai toujours fait – et c’est ça la vraie force de ma collection – c’est acheter tout le travail d’un artiste. Pas seulement une ou deux photos mais toute la série." Ses préférences ? "Pour des raisons mystérieuses, j’adore les petits formats." Elle est ainsi l’heureuse propriétaire d’une série exceptionnelle de 36 planches-contacts de Walker Evans, Labor Anonymous, datant de 1946… Sans oublier 392 Lewis Baltz ("Je suis la plus grosse collectionneuse de Lewis Baltz au monde !"), l’un des photographes américains les plus réputés de ces cinquante dernières années, ultra-minimaliste et "très dérangeant. J’aime quand ça pose question ! Quand ne pas comprendre peut devenir un moteur… Bref, je n’aime pas ce qui est facile, décoratif… Et Lewis Baltz montre dans son œuvre la déshumanisation de l’industrialisation : c’est ça que je trouve génial." Bon pied et surtout très bon œil, Madame la baronne ! "C’est vrai que ça me fait rigoler, parce que pour quelqu’un qui n’a jamais suivi de cours de photo, je n’ai pas un si mauvais œil que ça !"
Un bon encadrement
Quant à la Fondation qui porte discrètement son nom (le A d’Astrid), elle est née suite à un voyage privé, il y a quinze ans, en Afghanistan. "J’ai vraiment été saisie par l’obscurantisme qui régnait là-bas, par l’intégrisme des Talibans, par le traitement innommable qu’y subissent les femmes, et c’est là que je me suis dit qu’il fallait que je fasse quelque chose à mon retour en Belgique, parce que je ne supporte pas l’injustice… Pourquoi suis-je née du bon côté de la barrière ?" Elle décide donc de dépenser son argent dans la création d’une fondation ("pas au casino !"), dont l’objectif premier sera l’éducation des enfants du quartier à la photographie : une belle manière de leur apprendre à s’approprier le réel et à le questionner, tout en dénonçant les inégalités. "La photo, c’est très facile avec les enfants, ça les oblige à regarder, à réfléchir, à extérioriser, et ça peut même créer des vocations ! En fait, j’ouvre des portes, c’est tout." Et des portes, elle en ouvre également aux photographes en herbe, aux artistes en devenir, aux jeunes talents qui ont besoin d’un petit coup de pouce, d’une visibilité qu’il est difficile de trouver sans soutien. "Aider de jeunes photographes à démarrer leur carrière, à monter la première expo de leur vie, bref leur donner une chance, c’est important pour moi et ça m’amuse !" Certains d’entre eux comme Thomas Boivin, Olivier Kervern, Jacques Sonck, Luc Chessex ou Max Regenberg lui doivent ainsi une fière chandelle… Sans parler des sommités de la photographie américaine que sont Lee Friedlander, Robert Adams ou encore Mitch Epstein et qui sont devenus ses amis, au fil des années et des visites ici où là-bas. "Je les ai toujours encouragés dans leur travail, d’autant plus que les grands artistes comme eux doutent souvent du sens de ce qu’ils font… Je suis un peu comme une mère pour eux, j’essaie de les rassurer !" Sous ses airs de grand-mère excentrique, Astrid Ullens a réussi l’immense gageure de bâtir une collection qui non seulement impressionne par sa qualité et sa cohérence, mais qui thématise également une certaine vision (plutôt américaine, plutôt noir et blanc, plutôt documentaire) de l’art photographique… Et tout ça avec une bienveillance, un altruisme et une envie de transmission et de préservation qui force l’admiration. Vous n’auriez pas une allumette ?
Quand les images apprennent à parler - Collection Astrid Ullens de Schooten Whettnall : Une photographie documentaire conceptualisée aux Rencontres d’Arles du 1er juillet au 29 septembre – rencontres-arles.com
Un ouvrage à paraître en juillet : SAGA – Une vie d’art et de regards. De Lewis Baltz à Tarrah Krajnak (Ludion/Fondation A)