Mode

Quand la terre devient le centre d'intérêt de la mode, du design et de l’art

Décryptage d'un phénomène.

© Jacquemus
© Jacquemus

"Quand nous mourons, nos corps se transforment en herbe et l’antilope mange l’herbe. C’est comme les maillons d’une chaîne dans le grand cycle de la vie." En 1994, la petite fille de 6 ans que j’étais écoutait avec fascination le récit de Mufasa, le roi de la savane. Pour une raison que j’ignore, ce monologue du Roi Lion est resté gravé dans ma mémoire à un point tel que je me souviens de l’intonation de Mufasa quand il prononçait ces mots. Si l’idée de finir en brin d’herbe m’effrayait, je me sentais en revanche rassurée de savoir que la nature pouvait m’apporter tout ce dont j’aurais besoin. Une pensée qui s’est imposée de plus en plus à mon esprit face au foisonnement créatif de ces dernières années, centré sur le retour à la terre et à la nature.

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© Burberry

Plaisirs terre à terre

Au printemps dernier, la créatrice d’accessoires anversoise Lies Mertens a présenté un superbe sac durable en MycaNova, une alternative au cuir. Ce biomatériau innovant est fabriqué à partir du mycélium qui se forme, dans ce cas précis, lors de la fermentation de la mélasse de sucre. Pour ce projet, Lies Mertens a travaillé main dans la main avec l’entreprise tirlemontoise Citribel spécialisée dans le développement de produits circulaires. De son côté, la créatrice Karolin Van Loon a capturé l’odeur supposée de la pierre dans un parfum d’intérieur. "Au cours du processus de développement, je me suis d’abord orientée vers des senteurs suaves comme celles de la vanille et des fleurs, mais je sentais que quelque chose clochait. Ce n’est qu’au moment où je me suis aventurée sur un terrain plus sauvage, en me basant sur les effluves des sols désertiques et stériles du Sud et des fruits à l’état brut comme les figues que les pièces du puzzle se sont assemblées. Le résultat est à l’opposé d’un arôme délicat mais fleure bon l’authenticité." En 2023, la nature brute sans filtre prend le pas sur la mièvrerie des fleurs et des abeilles dans les cerveaux créatifs. Pour le défilé automne-hiver 2023 d’Acne Studios, la scénographe britannique Shona Heath, connue pour ses créations inventives pour le photographe Tim Walker, a déployé un catwalk façon forêt enchantée peuplée d’arbres en jute et cordage et de lianes en perles, le tout foulé par des chaussures réalisées au crochet. Un monde étrange qui semble bouillonner, souffler, gicler et crépiter de toutes parts. Le décor tout trouvé pour une collection qui enchaîne robes organiques, tricots déchirés, ensembles en feutre et écussons crochetés. Comme si la fée Clochette se rendait à des fêtes technos estivales dans une tenue enfouie tout l’hiver dans le sol. Mousse, algues, roches, minéraux, terre aride et moisissures sont également omniprésents dans l’univers du design. Un nombre impressionnant de créateurs explorent le potentiel esthétique des profondeurs de la terre quand ils ne s’y enfoncent pas littéralement. À Vicence, le studio d’architecture David Chipperfield a transformé une ancienne carrière en un superbe espace événementiel multidimensionnel. Au Salon du meuble de Milan, l’entreprise de design Prowl Studio a présenté la Peel Chair, qui peut se targuer d’être la toute première chaise compostable au monde.  Et à Lanzarote, une destination de vacances très prisée ces dernières années pour ses paysages volcaniques fascinants, l’architecte légendaire et défenseur de la nature César Manrique a construit sa maison devenue iconique sur une coulée de lave en tirant parti de cinq bulles de lave naturelles. On reste dans les Îles Canaries avec Burberry qui a investi l’île de El Hierro l’hiver dernier pour son projet Landscapes. Le logo emblématique de la marque a été reconstitué par l’artiste de land art cubain Jorge Rodriguez-Gerada sur un champ de lave de 4 500 m2 à l’aide d’une peinture biodégradable à base de lait. Une œuvre éphémère rayée de la carte par les intempéries en l’espace d’une semaine. Toute la beauté de l’éphémère.

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Lies Mertens Mycellium.

Terrain d’entente

Autant d’expressions de ce que l’observatrice de tendances Hilde Francq, fondatrice du studio Francq Colors, appelle la tendance "common ground". "Nous nous interrogeons tous sur ce que la planète représente pour nous et ce que nous pouvons faire pour elle. Impossible d’y échapper. Du séisme en Turquie de cette année, une catastrophe majeure, à la guerre en Ukraine aux retombées planétaires en passant par les inquiétudes suscitées par l’approvisionnement en gaz. Tous ces sujets nous ramènent durement à la réalité. On peut même dire qu’ils nous remettent littéralement les pieds sur terre à l’heure des avancées dans les technologies virtuelles et l’IA. La planète lance un appel à l’aide et continue à provoquer des drames si nous n’apprenons pas à la traiter avec respect. Dans ce contexte, la terre devient le socle de la mode, du design et de l’art. La circularité revêt une importance capitale et les déchets minéraux héritent d’une seconde vie. Les textures et les teintes intègrent de manière visible la beauté de la décomposition. Les tons de terre servent de base mais transcendent désormais le vert ou le brun typiques pour s’ouvrir à une palette composée de violet, vert sauge doux, vert mousse et “dirty red”." Rien à voir avec une esthétique primitive simpliste ni avec un courant néo-hippie. Il s’agit plutôt ici d’une vision moderne de la terre et de la nature, inévitablement influencée par le big bang virtuel des dernières années. Ou comment deux extrêmes opposés fusionnent dans un look innovant. Une vision qui se reflète dans les créations de la marque de tricots haut de gamme Aline Van Hulle. La créatrice anversoise propose une alternative à la fast fashion à travers des pièces sur mesure confectionnées à la main sur une machine à tricoter à l’ancienne. Comme dans une scène champêtre habitée de mannequins ternes tout droit sortie d’un musée local ? Que du contraire, ses mailles hyper sexys aux couleurs éclatantes subliment des soirées à la plage rythmées par des beats hypnotiques.

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Aline Van Hulle

La laine est la star absolue de cette tendance "common ground". "En soi, c’est un matériau grossier à faible valeur commerciale", reconnaît Hilde Francq. "Mais le feutrage et le tissage manuels font ressortir le caractère unique de chaque création - comme dans la nature où rien n’est identique. Raison pour laquelle des disciplines artisanales telles que la céramique et le tufting marquent aussi des points. Ce côté rustique et vertueux nous relie à nos ancêtres de l’ère préindustrielle dans un retour à nos racines sociales." Un message que Dries Van Noten avait déjà intégré en 2015, quand il a demandé à l’artiste argentine Alexandra Kehayoglou de tisser un gigantesque tapis pour son défilé. Résultat : une allée verdoyante magique et étrange que ses mannequins ont foulée, telles des Ophélie des temps modernes, un signe précurseur de cette esthétique terrestre qui déferlait moins d’une décennie plus tard. "Dans les domaines de la mode et du design, les techniques raffinées du tufting et du tissage donnent naissance à des textures mousseuses et des surfaces irrégulières dans des nuances de couleurs. Difficile de résister à l’envie de les toucher : l’aspect tactile n’a jamais été aussi important." Même son de cloche chez Lila John, la créatrice autrichienne basée à Bruxelles, qui s’inspire du streetwear, de l’histoire et de la nature pour créer ses mailles à l’allure futuriste. "Le tricot a ceci de formidable qu’il permet de concevoir des vêtements sans déchets résiduels. Mon processus de création tourne en grande partie autour de la forme et de la structure. J’aime la tactilité du lyocell, cette fibre dérivée du bois d’eucalyptus, qui me permet de sculpter une surface comme en 3D : un toucher d’une grande sensualité. Le poids du matériau sur la peau influe sur la façon de se mouvoir et, par rebond, sur la conscience de soi. Il donne un puissant sentiment de protection."

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Dries Van Noten - Lila John

Retour aux sources 

Ce culte du retour à la terre génère aussi des avancées intéressantes en dehors de la mode. Le monde de l’art explore également ses racines à coups d’expériences immersives et d’installations organiques qui dénoncent la mémoire collective. L’Américaine d’origine nigérienne Precious Okoyomon a marqué la Biennale de Venise l’année dernière avec son chemin labyrinthique et immersif lourd de sens : To See the Earth Before the End of the World. Ses sculptures, composées de matériaux organiques vivants, de papillons morts, de plantes envahissantes, de laine, de terre et même de sang, représentaient les stigmates du colonialisme profondément ancré dans notre société et le souhait de les extirper. Les experts en art prédisent que le land art deviendra un vecteur majeur des questions liées à la culture indigène et au post-colonialisme, des thèmes qui émergent enfin sur la scène culturelle après des années d’oppression. Ce courant artistique né dans les années 1960 se décline sous plusieurs formes. Robert Smithson en est l’un des pionniers et sa Spiral Jetty réalisée en Utah, sans doute l’œuvre la plus emblématique. Dans son sillage, une série d’artistes novateurs capitalisent sur la configuration des paysages et manipulent la nature pour offrir une nouvelle expérience. Une exploration de réalités alternatives en somme : une idée qui fait également son chemin à l’heure des mondes virtuels et de la conception par IA. Là encore, les opposés s’attirent… jusqu’à converger parfois dans une parfaite harmonie. L’algorithme Pollinator Pathmaker de l’artiste britannique Alexandra Ginsberg crée des jardins riches en espèces végétales qui attirent un maximum d’insectes pollinisateurs. Le résultat, à l’image de celui qui a été conçu pour la Serpentine Gallery de Londres, se fonde non pas sur l’optique de l’homme, mais sur celle des abeilles. Les particuliers peuvent utiliser un outil interactif sur Pollinator.art pour stimuler la pollinisation croisée dans leur jardin. La série Landscapes de Burberry est une autre expression du land art. Et Simon Porte, fondateur de la marque Jacquemus, en digne représentant de son époque, le remet au goût du jour en donnant un rôle prédominant à la nature dans chacun de ses défilés. Des champs de blé aux champs de lavande, avec un passage dernièrement sur le Grand Canal dans les jardins de Versailles, mieux valait éviter le premier rang si on souffrait de rhume des foins chronique.

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JOV X MARY LENNOX - Digital rendering of the Pollinator Pathmaker

Mémoire de la terre

Tout ça confine à l’archéologie : l’art, la mode, le design et même l’architecture sont passés au crible.  Autant de créations qui, telles une empreinte, racontent l’histoire de notre monde actuel. À cet égard, on peut épingler le rôle presque prophétique d’une modeste marque de tricot gantoise : en 2020, Griet Depoorter, créatrice de Wolvis et ancienne architecte, a sorti, sous le nom de Lieux de Mémoire, une collection d’écharpes en laine dont les motifs se basaient sur des images satellites d’endroits liés à ses souvenirs personnels. Des champs, des forêts et des routes de campagne, qui racontaient chacun un bout d’histoire. Un souvenir tangible et douillet d’une histoire qui, un jour, se réduira inévitablement à quelques brins d’herbe. Qu’est-ce que Mufasa disait aussi ? Ah oui: souvenez-vous de qui vous êtes…

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