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"Emily in Paris" : comment les marques (belges) tirent profit de la série Netflix ?

Qu'on l'aime ou pas, la série "Emily in Paris" fait tourner la tête de la Fashion Sphère, avec à la clé une visibilité planétaire. Du coup, toutes les cool marques jouent des coudes pour en être... Et comme d’hab, les griffes belges ne sont pas en reste.

© Netflix
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Sourcils froncés et commissures des lèvres retroussées, bougonnements dédaigneux et sourires approbateurs. Personne ne regarde, mais tout le monde l’a vue : aucune série ne suscite autant de sentiments contradictoires qu’Emily in Paris. Les critiques ont recours à des virelangues complexes du genre "barbe à papa problématique" pour mettre des mots sur le succès de Netflix. Problématique, car la série n’évite aucun cliché américain ou français. Barbe à papa, car mignonne et hautement addictive : un régal pour les yeux qui se dévore en un rien de temps. Malgré notre volonté d’arrêter. Darren Star, le cerveau d’Emily in Paris, n’en est pas à son coup d’essai puisqu’on lui doit déjà Sex and the City. Les deux séries se déroulent dans des métropoles utopiques et présentent des outfits remarquables. Mais là où Sex and the City s’intéressait encore un peu à la portée sociale, toute forme de message original est, dans Emily, aussi rare qu’une vraie Parisienne avec un béret rouge sur la tête. D’ailleurs, l’histoire est limpide : les faits et gestes de la marketeuse chevronnée qu’est Emily consistent à "vendre des choses", tantôt une robe haute couture, tantôt un hamburger-baguette dénaturé ou encore un soin intime. Le fait qu’elle fricote avec un séduisant chef normand et un banquier britannique pendant ses pauses procure une dose de vibrations pétillantes et de joyeuse absurdité. Bref, Emily in Paris est le shot d’endorphine surréaliste dont on ignorait avoir besoin. J'adore !

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CECI N’EST PAS DE LA MODE

Le rapport amour/haine qui entoure Emily fascine la costumière Marylin Fitoussi. Et le fait que ses propres compatriotes, en particulier les Parisiens, n’accrochent pas est plutôt, selon ses propres dires, un atout intéressant. "Ils aiment détester la série. Ici, en France, il semble que ce soit un péché mortel de prononcer les mots Emily et mode dans la même phrase. Je trouve ça tout sauf insultant : je ne crée pas la mode, mais des personnages. Suivre ou lancer des tendances ne m’intéresse pas. La série raconte l’histoire d’une fille de Chicago qui débarque à Paris. Un éléphant dans un magasin de porcelaine puisque son style est tout sauf français. Ici s’applique la règle tacite de notre quadrichromie nationale : noir, blanc, beige et bleu marine. Les basiques sont sacrés pour la Parisienne moyenne : jeans, tee-shirt, chemisier blanc, mocassins ou baskets blanches le jour, escarpins noirs et petite robe noire le soir. Les looks que j’ai créés pour mes personnages sont très appréciés en Inde, aux États-Unis et en Amérique latine, où les couleurs vives et les silhouettes remarquables sont comprises et adoptées. Mais les choses bougent. Je reçois de nombreux messages sur les réseaux sociaux de concitoyens qui admettent avoir apprécié la série et été tentés par un achat rose bonbon ou vert fluo. (Ça donne bonne mine, finalement !) Les bérets rouges ont été adoptés par les touristes, tandis que les vitrines de la rue Saint-Honoré, par exemple, sont nettement plus colorées qu’auparavant. Et maintenant que même Ami, la griffe parisienne par excellence, sort des vestes flashy, j’ose croire à une petite révolution dans notre dressing national."

Philippine Leroy-Beaulieu, qui joue Sylvie, l’antithèse d’Emily, savoure également la controverse. Les Français sont habitués aux films noirs, au réalisme extrême et à la désillusion, a-t-elle révélé dans une interview, alors que la série mixe un cocktail surréaliste. Le surréalisme a d’ailleurs connu une popularité inédite au début du siècle dernier, en réaction au rationalisme extrême qui, selon beaucoup, a conduit à la Première Guerre mondiale. Les adeptes de ce courant se sont inspirés des idées de Sigmund Freud, ainsi que du pouvoir des rêves et de l'absurdité. Un message qui résonne aussi en ces temps difficiles. Ça explique en tout cas pourquoi nous profitons en masse, ouvertement ou non, d’un Paris d’une beauté irréelle, débarrassé des fientes de pigeons, des odeurs de métro et de la grisaille des heures de pointe matinales.

Ce surréalisme est précisément un domaine dans lequel les artistes belges excellent traditionnellement. Essentiel Antwerp, qui a récemment engagé une collaboration artistique avec le KMSKA, s’intègre parfaitement dans la joyeuse bulle fluo d’Emily Cooper. Des pièces de la marque anversoise ont déjà été repérées sur Sylvie, Louise - la mère de Camille - et Emily elle-même. Le PR manager de la marque, Charles Duchêne, parle de l’effet boule de neige sans précédent induit par le rôle de la mode dans la série. "À la demande de Marylin, nous avons envoyé une quarantaine de pièces, sans savoir si l’une d'entre elles serait effectivement vue à l’écran. Finalement, ce fut le cas pour plusieurs jupes, un sac, un ensemble et un pull. Ce dernier est apparu sur notre site au moment de la sortie de l’épisode. Notre stock s’est vendu en un rien de temps, une réédition a même été épuisée au bout de deux heures. À Paris, des circuits de shopping spéciaux Emily in Paris sont organisés en fonction des marques apparaissant dans la série et notre boutique parisienne a été envahie. Pendant ce temps, sur Vinted, ce pull est proposé pour le triple de son prix initial : un collector !"

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NOT FOR SALE

Une apparition dans le Paris d’Emily Cooper est donc très lucrative, ce qui n’a pas échappé aux grandes maisons de couture. Les experts estiment qu’un bon placement de produits pourrait permettre de couvrir l’intégralité des coûts de production de la série. Or, Marylin Fitoussi et son équipe travaillent sans placement de produit. En réalité, les accords commerciaux - des marques comme Rimowa et McDonald’s bénéficient d’un temps d’antenne très important - sont gérés séparément par Netflix, tandis que le service chargé des costumes est libre de faire ce qu’il veut. "La pression extérieure est énorme, mais jusqu’à présent, la production a respecté ma liberté de création. Je travaille à l’ancienne et les seuls contrats que je signe sont des accords de confidentialité. Une équipe de dix personnes se charge des vêtements de tous les personnages, jusqu’au moindre figurant qui boit un café en arrière-plan, et opère une sélection dans une garde-robe de quelque 14 000 pièces. Nous achetons certains articles nous-mêmes, nous en empruntons d’autres, nous passons par des valeurs sûres et de nouveaux talents, mais nous nous procurons aussi beaucoup de pièces vintage. Un énorme travail logistique, qui se fait généralement à la dernière minute. Les looks que j’imagine doivent correspondre à l'intrigue, mais je n’ai jamais accès à plus de trois scénarios à l’avance. Six semaines avant le début du tournage, je conçois une garde-robe de base : que porteraient Emily, Luc ou Mindy pour travailler, sortir, se mettre au vert ou assister à un grand événement ? Les personnages évoluent tout au long de la série, ainsi que leur style. Alors que les looks d’Emily et de Sylvie étaient diamétralement opposés dans la première saison, ils se rapprochent désormais : si Emily opte pour davantage de sobriété, il arrive à Sylvie d’emprunter quelques touches criardes à sa protégée. J’ai discuté au préalable de cet effet miroir avec les deux actrices. L’interaction avec les acteurs est primordiale, car ce sont eux qui connaissent le mieux les personnages qu’ils incarnent. Mon travail consiste à traduire leur intuition en tenues et à m’assurer qu’ils rentrent à 100% dans la peau de leur personnage. Je sélectionne beaucoup de pièces de marques émergentes et je trouve formidable que la série puisse leur donner un tel coup de pouce, mais ce n’est pas ma priorité lorsque je compose un look. L’intrigue prime toujours, et même moi, je ne la connais pas à l’avance. Rien n’est gravé dans le marbre, et ça me va. Dans ce contexte, mêler les intérêts commerciaux avec le dressing de la série serait le début de la fin. C’est peut-être pour cette raison que la production me laisse tranquille..."

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C’EST DU BELGE

On voit en effet des différences entre l’Emily fraîchement débarquée de Chicago et la femme qui, dans la troisième saison, nous emmène dans des champs de lavande en Provence. Et il n’a échappé à personne à quel point la jupe de Mindy se raccourcit alors que sa carrière de chanteuse s’envole. Même le chef Gabriel, le personnage un peu terne de la série, est davantage à son affaire. Il exige - et obtient - son propre restaurant du parfumeur Antoine Lambert, et son look s’en ressent : depuis l’ouverture de son établissement, une chevalière orne son petit doigt. Pour la créer, Marylin Fitoussi s’est adressée à Nue, une marque de joaillerie belge qui s’est forgé une réputation avec les diamants de synthèse. La créatrice Priyanka Mehta explique comment elle a dû, en une semaine, concevoir et produire le bijou. "Camille et Emily avaient déjà porté mes créations, je connaissais donc la maison. On m’a dit que le rôle de Gabriel nécessitait une bague. Pour moi, il était important de conserver le caractère pur et minimaliste de Nue. J’ai caché un modeste diamant à l’intérieur. Lucas Bravo, qui interprète Gabriel, porte la bague tous les jours. Y compris lors d’interviews, avant même la diffusion de la série : je n’en savais rien mais j’ai vu ma bague par hasard chez Jimmy Kimmel !" Force est également de constater que malgré l’impact incroyable de la série, rien n’est imposé aux marques participantes. Nue a été autorisée à vendre la bague Gabriel avant même que les épisodes concernés ne soient diffusés ; elle fait depuis lors partie de la collection "Mariage" permanente. "Pour moi, le plus grand mérite de cette collaboration a été la reconnaissance internationale", confie Priyanka Mehta. "À l'étranger, j’étais une inconnue, une aiguille dans une botte de foin. Tout à coup, Vogue et Forbes s’intéressent à moi, et je reçois des commandes du Canada et des États-Unis. J’ai compris que les marques de milieu de gamme voient leurs chiffres de vente exploser grâce à la série. Pour des produits comme les miens, qui coûtent entre 2 000 et 5 000 €, c’est moins souvent le cas. Les gens prennent plus de temps pour acheter un bijou, mais leur choix est influencé par la reconnaissance et la crédibilité. Sur ce plan, une série comme Emily peut faire de grandes choses pour la mode belge."

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NON MERWCHII !

Le tapis rouge est-il déroulé partout pour Marylin Fitoussi et son équipe, ou se heurtent-elles parfois aussi à des refus ? "Ça arrive bien sûr, et je trouve ça tout à fait louable ! Tout comme je renonce à certaines marques parce que leur histoire ne correspond pas à celle de la série, d’autres refusent de collaborer avec nous parce que nos ADN respectifs ne sont pas compatibles. J’ai beaucoup de respect pour ça. C’est et ce sera toujours une quête passionnante. Comme en témoigne ma rencontre avec Stéphane Rolland, l’homme qui se cache derrière les créations du designer imaginaire Pierre Cadault. Stéphane Rolland est un styliste respecté à la tête d’une prestigieuse maison de couture. Je ne le connaissais pas personnellement, mais j’ai pu obtenir un rendez-vous via via. Un peu angoissée, je lui ai expliqué que j’avais besoin d’environ deux cents robes couture, dont une serait barbouillée de peinture, et que certaines de ses créations seraient associées à une faute de goût - le fameux dérapage de l’épisode Ringarde. Il m’a regardée et a éclaté de rire : “Quelle bonne idée, il était grand temps de désacraliser la haute couture!”"

Il ne fait aucun doute que les tenues d’Emily in Paris resteront dans la mémoire collective, contrairement à d’autres garde-robes de séries iconiques car Emily est unique par sa portée commerciale. Une série antérieure, Sex and the City, a laissé une empreinte indélébile sur la mode, mais elle a été diffusée avant l’ère des réseaux sociaux - sur HBO pour les États-Unis, sur des chaînes belges ensuite, pour finalement entrer dans les foyers français. Emily in Paris est diffusée simultanément dans le monde entier via Netflix. Dans l’heure qui suit l’épisode, des comptes spécialisés dissèquent les tenues dans les moindres détails et, vingt-quatre heures plus tard, les marques repérées sont quasiment épuisées. Mais c’est surtout son côté démocratique qui joue un rôle crucial. Alors que des succès précédents comme Gossip Girl avaient une portée comparable, personne n'achetait les créations exhibées, car elles étaient inabordables. Emily porte tantôt Magda Butrym, tantôt une maille affichée à quelques centaines d’euros chez Essentiel Antwerp. "C’est un atout d’apparaître dans des films ou des séries où la mode est l’un des éléments centraux", affirme Charles Duchêne. "Emily est vraiment incomparable : authentique et axée sur la mode, agrémentée d’un mélange unique de pièces de créateurs, de bonnes affaires et de trésors vintage. C’est intéressant tant pour les téléspectateurs que pour les marques qui y figurent." Et Priyanka Mehta de confirmer : "À mon avis, c’est la première série télévisée à avoir un tel impact sur l’industrie de la mode et à faire connaître de nouveaux noms. En fait, Emily s’apparente à un magazine de mode au format télé. On regarde la série comme on scrollerait sur Instagram." Ou, pour le dire avec le délicieux accent framéricain d’Emily, merwchii !

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