Mode

Comment les années folles font-elles leur retour dans la mode ?

Roulements de tambour et applaudissements discrets, les années folles signent leur grand retour.
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C’est au médecin et sociologue américain Nicholas Christakis que nous devons cette prévision. Dans son livre "Apollo's Arrow", il examine l'impact considérable de la pandémie sur notre environnement, et souligne que ce que nous vivons actuellement n'est pas si exceptionnel. Enfin si, chaque époque est unique, mais les épidémies à grande échelle ont existé tout au long de l'histoire, des plaies bibliques aux pestes médiévales en passant par la grippe espagnole. Il est indéniable qu’elles provoquent systématiquement un effondrement de l'économie, et que nous réagissons en pareille situation selon un même modèle. Nous faisons profil bas pendant un moment – comprenez : nous nous tournons vers la religion, devenons plus introvertis et plus économes, prenons moins de risques – jusqu'à ce que la maladie ait été éradiquée et que nous puissions recommencer à avoir le pied au plancher comme avant.

Traditionnellement, cette renaissance s'accompagne de contacts sociaux plus exubérants – sans doute la définition la moins fun jamais donnée au mot "fête" – ainsi que de comportements inverses à tous ceux que nous venons de citer. La vie sera donc bientôt plus licencieuse, somptueuse et extravagante. Dans le contexte actuel, on peut s'attendre à des bars bondés, des concerts à guichets fermés, des applications de rencontre qui fonctionnent à plein régime et une certaine démesure dans le domaine de l'art, et donc aussi de la mode. Les années folles quoi, façon 21e siècle. Ça a l’air cool, mais il faudra patienter pour déboucher le champagne : selon Nicholas Christakis, notre société n’aura surmonté les conséquences médicales, mais aussi socio-économiques et psychologiques de la pandémie qu’en 2024, au plus tôt. Vous parlez d'une déception. Permettez-nous un bref aparté : n’en déplaise aux fantasmes bien ancrés dans l'imaginaire collectif, les années 20 étaient une époque moins rose que ne le suggèrent les films photogéniques truffés de robes Charleston et de boas à plumes qui étaient en réalité réservés aux happy few. Une grande partie de la population mondiale pataugeait dans la pauvreté, et pansait encore les blessures de la Première Guerre mondiale et de la grippe espagnole lorsqu’est survenu le krach de 1929. Moins rose, certes, mais pas moins intéressante, ni moins porteuse d’espoir. Il faut tirer les leçons du passé : si la relance économique se fait cette fois-ci au bénéfice de l'homme et de l'environnement, si les termes "durabilité" et "production/consommation consciente" apparaissent en caractères gras sur la page blanche que nous nous apprêtons à écrire, l'avenir proche pourrait bien se révéler plutôt agréable. En effet, les défis à relever ne diffèrent pas de la situation d'il y a un siècle : à l'époque, les inégalités sociales et économiques étaient au cœur du fonctionnement des sociétés occidentales ; aujourd'hui, c'est un modèle monstrueux qui produit et consomme à un rythme effréné. "L'industrie de la mode est mise à mal comme jamais auparavant, à la mesure de l'échelle sans précédent à laquelle elle a opéré ces dernières années", déclare Abi Buller, prévisionniste de tendances au sein du cabinet international The Future Laboratory. "La surproduction est un problème depuis longtemps et aujourd'hui, nous en payons le prix : les fermetures de magasins et la perturbation de la supply chain créent des drames. Par ailleurs, les acteurs de la mode explorent le deadstock, l'upcycling et d'autres solutions durables. L'industrie prend les bonnes mesures." On ne va donc pas se remettre à binge-shopper de plus belle ? "Il y aura sans doute un renouveau hédoniste, mais il sera de courte durée – ou du moins il devra faire place au groupe croissant de consommateurs qui veulent envisager les choses en mode plus slow et plus durable. Tout le monde n'a pas les moyens de le faire, mais nous voyons déjà comment cela stimule la créativité de la génération Z. Des plateformes comme TikTok regorgent de projets DIY et d'autres façons de tirer le meilleur parti de son propre dressing."

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© Daniel Roseberry pour Schiaparelli printemps-été 2021

Tout aussi fascinant : l'impact que les pandémies – et par extension la culture du travail – ont sur la mode, encore et toujours. Le besoin de confort prévaut toujours. Regardons plus loin que les robes sexys à froufrous : les années 20 ont marqué la fin du corset, mais aussi la naissance des vêtements de sport féminins et des looks à la fois esthétiques et fonctionnels pour les femmes.  Ces dernières sont entrées sur le marché du travail, souvent pour faire le job de leurs défunts maris, ce qui n'était pas possible dans une robe. Vers la fin de la décennie, on a donc vu arriver des pantalons dotés de poches pratiques et même de fermetures éclair. Ça semble anodin, mais c'était totalement révolutionnaire quand on sait qu'au début du siècle, les femmes risquaient une amende si elles portaient un pantalon ! Rebelote après la Seconde Guerre mondiale, l'upcycling est plus que jamais d'actualité : face à une cruelle pénurie de textiles et en l'absence des hommes, les femmes retroussent leurs manches et portent leurs chemises. Le tristement célèbre Siren Suit est la preuve que crise et créativité peuvent aller de pair. Cette combinaison résolument moderne pouvait facilement être enfilée par les Londoniennes sur leur robe de nuit pour rejoindre un abri lorsqu'un raid aérien imminent était annoncé par les sirènes. Il s'agit d'un schéma récurrent : lorsque le besoin (économique) prime, le lieu de travail dicte les tendances dominantes – et celles-ci sont remarquablement favorables aux femmes dans le sens où elles les laissent davantage respirer.

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© Daniel Roseberry pour Schiaparelli printemps-été 2021

Jusqu'en 2021. Aujourd’hui, tout un chacun travaille depuis son canapé en pantalon de jogging depuis maintenant un an. Les seins et les fesses peuvent bouger librement. Difficile d’imaginer plus grande liberté, et pourtant notre réalité semble plus oppressante que jamais. Comment le besoin réclamé de confort se traduit-il au cours de cette crise particulière ? Nous en avons assez des pantalons larges, comme en témoignent ces clients trop apprêtés au supermarché – à peu près le seul endroit où nous pouvons nous rendre sans culpabiliser. La frustration liée à ce laisser-aller, combinée à la culture Zoom, a donné naissance à un nouveau look : l’"athflow", douce contraction des termes athleisure et flow, donne aux vêtements d’intérieur une touche chic – pensez à une jumpsuit décontractée avec des talons, un cardigan ample au-dessus d’une robe en soie, aux mailles mélangées à des matières nobles, aux joggings qui se déclinent dans des tissus de luxe. "L'athflow est un fait", reconnaît Abi Buller. "Les gens prennent conscience qu'il ne s'agit plus d'une situation temporaire, et ils préfèrent des looks qui expriment leur personnalité plutôt que des vêtements confortables standard." Au cours des prochaines années, la scène de la mode va partir dans toutes les directions, la personnalité prenant le dessus sur le reste. La fin des tendances ? Difficile à dire, mais l'importance du style personnel gagne toujours du terrain juste après une crise. Les prochaines collections été et automne en disent long. Marni se lance dans des vestes peintes à la main, Gabriela Hearst a découvert le tie-dye, Maison Margiela sort des robes perforées et Victoria semble avoir réalisé les découpes de ses robes d'été à coups de ciseaux habiles. Des looks qui seront bientôt copiés par la fast fashion, mais que vous pouvez aussi créer vous-même sur votre table de salle à manger.

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© Will Sanders pour Ashish

À quoi d'autre la boule de cristal fait-elle allusion ? D’après Abi Buller, nous allons faire face à un large éventail de goûts et de préférences – elle préfère le terme de "transformative twenties" à celui de "roaring twenties". D'une part, nous ne sortirons pas indemnes d’une période de sensibilisation médicale intense. Elle prédit l’émergence d’un groupe de consommateurs qui voudront des vêtements de protection fonctionnels et conserveront le masque buccal plus longtemps que nécessaire – la peur est bien présente chez eux. "L'année dernière, la recherche sur les matières alternatives a pris de l'ampleur. Les sweats fabriqués à partir de matériaux techniques et antiviraux ne seront bientôt plus exceptionnels. La demande accrue de durabilité a également stimulé la recherche d'alternatives aux matières premières – pensez par exemple aux textiles biodégradables." D'autre part, l'exubérance annoncée sera bel et bien une réalité, même si elle aura plusieurs visages. Pour certains, elle réside dans une appréciation retrouvée de la qualité. Simplicité dans la coupe, mais richesse dans les matières comme la laine, le cachemire, la soie, le jacquard, et dans le savoir-faire nécessaire pour donner naissance à une pièce. Par ailleurs, l'exubérance sera présente dans des looks spéciaux d'un autre monde. Les possibilités infinies des univers numériques jouent un rôle important à cet égard. Ce n'est un secret pour personne : la mode, l'informatique, la réalité virtuelle et l'intelligence artificielle ont convergé l'année dernière, ce qui aura des conséquences décisives sur les techniques de production et de commercialisation de nos vêtements, mais aussi sur les looks qui nous feront craquer. Il fut un temps où l'on ne s'intéressait pas aux tenues de Super Mario et consorts, mais dans un avenir proche, on cherchera probablement des conseils de style auprès des héros des jeux vidéo. En fait, les experts prédisent l'émergence d'un monde de la mode parallèle et immatériel. "Le héros", une icône de style qui gagne en autorité lorsque notre réalité est bouleversée : aujourd'hui, la tendance est aux silhouettes sculpturales et aux grands volumes. Les manches, les jambes des pantalons, les contours des épaules et les tailles sont gonflés comme jamais auparavant, de préférence en contraste avec des éléments moulants. Ce n'est pas une coïncidence si la maison surréaliste Schiaparelli a fait un tabac ce printemps avec une robe bodycon scintillante. La haute couture a prouvé par le passé sa capacité à capter l’air du temps, et le miroir de Schiaparelli reflète une femme héroïque. "La couture a trop longtemps entretenu un idéal hyper-féminin et sophistiqué ; j'ai appris pendant le confinement que tout peut être un peu moins lisse. La force et la confiance en soi, voilà les véritables enjeux", explique le directeur de la création, Daniel Roseberry. Alors sortez et enfilez un ensemble de muscles en tissu.

"L'exubérence tant attendue, c'est pour bientôt, même si elle aura plusieurs visages."

Et c’est peut-être à cela que ressemblera la prochaine décennie : il y a 100 ans, la liberté s'exprimait par des pantalons de travail confortables, des chorégraphies pleines de paillettes et le rejet des corsets étouffants ; aujourd'hui, elle représente une nouvelle forme de force. La supériorité d'un pantalon en satin 100% durable, la puissance d'un sixpack en latex, l'indestructibilité d'une armure antibactérienne ou la domination de l'avatar numérique extrêmement élégant qui se cache derrière un homeworker en pantalon de jogging. Différentes formes d’armes dans un monde rempli de dangers étranges et d'ennemis invisibles. Années folles, nous voilà !

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