Ann Demeulemeester : sa reconversion en design d'intérieur
Retirée du rythme effréné du calendrier des collections de mode, la créatrice se consacre depuis deux ans à habiller nos intérieurs des mêmes contrastes sophistiqués qui ont changé le visage de l’avant-garde belge. Une transition spontanée qu’elle-même n’avait pas calculée. Pendant une trentaine d’années, elle a animé les ombres et les lumières d’une nouvelle vague de mode créateur. Comment aborde-t-elle le coup de frein imposé à un monde qui commençait à se marcher sur l’ourlet ? "Depuis un an, je profite d’un calme repli avec mon mari (Patrick Robyn, NDLR), dans notre maison à la campagne. Nous avons choisi d’aimer ce temps qui nous est offert, sans obligation. On s’est concentrés sur nos envies, sur de nouvelles idées, avec une énergie créative. C’était nécessaire, avec toutes ces mauvaises nouvelles, ces événements étranges. On avait besoin de se sentir enthousiastes, d’utiliser nos talents pour créer et aller de l’avant. Nous suivions l’actualité, et nous avons vite compris qu’on n’a qu’une santé, et qu’il faut en prendre soin. Se préserver et protéger les autres. On est très peu sortis de notre bulle, on a mangé les légumes du jardin. On a découvert qu’en fait, nous sommes très autosuffisants. Et nous sommes très reconnaissants de ce cocon que nous nous sommes créé. En ralentissant vraiment, nous avons réalisé la chance que nous avons. Moi qui voulais changer de vie pour gagner en tranquillité, ne plus être toujours stressée et pressée, ça me convient très bien de me consacrer à une seule chose à la fois."
Le calme avant la conquête
Lancés en 1994 par Design Flanders et repris par Flanders DC en 2016, les Prix Henry van de Velde sont les Oscars – ou plutôt les Magritte – du design en Belgique. Pour cette édition singulière, sans même mentionner le contexte Covid, la cérémonie et l’exposition prévues au musée Bozar à Bruxelles ont dû être annulées en raison d’un incendie en début d’année. Mais on n’arrête pas la marche du design, et depuis qu’Ann Demeulemeester et son partenaire de vie et de création Patrick Robyn ont quitté la mode en 2014, la pierre translucide qu’ils apportent à l’art de la table et à la décoration d’intérieur en Belgique pose déjà les fondations d’une nouvelle école, avec la complicité de Serax. Ce prix, la créatrice, absorbée dans son atelier, ne l’avait pas vu arriver. D’abord ça l’a étonnée, puis touchée. "Henry van de Velde était un grand architecte et designer, qui a conçu des objets de maison, des vases, de l’argenterie, mais aussi une boucle de ceinture." Ann Demeulemeester crée également des couverts en argent et de la porcelaine ; les accessoires de vêtements ne lui sont pas tout à fait étrangers. Elle a reçu ce prix comme la validation de sa légitimité de designer, d’autant qu’elle a été désignée par un jury indépendant, sans même en avoir été avertie. "Ça m’a fait plaisir d’être validée dans un domaine qui n’était pas celui pour lequel j’ai été reconnue pendant plus de 30 ans. On peut aujourd’hui être designer dans un univers global, dessiner comme on respire, créer comme on inspire, dans un domaine décloisonné. Je goûte désormais au plaisir de toucher les gens avec un projet spontané, sans calcul marketing. C’est un bonheur d’explorer sans pression de nouveaux moyens d’expression."
Le design, un cadeau de liberté
C’est cette latitude qui l’a menée au plaisir de créer sans devoir présenter une collection à tout prix. "Cette liberté vient aussi de ne plus rien avoir à prouver, après avoir bâti et cultivé une maison internationale. C’est stimulant de se sentir fragile et sans peur à la fois. De quoi aurais-je peur ? J’ai déjà accompli une carrière. Maintenant, si ça marche c’est merveilleux, sinon je ferai autre chose. C’est un apaisement immense." Car la créatrice a choisi de quitter sa maison éponyme pour échapper à un tempo devenu insupportable. Est-ce que le milieu du design serait plus serein ? "En tout cas, c’est moins de pression. Dans la mode, on doit produire quatre collections par an, obligatoirement. Le système est épuisant. C’est éprouvant de ne pas travailler à son rythme. Je découvre la liberté de ne pas être soumise à un calendrier rigide. Je refuse de rentrer dans un nouveau système. Ici, mes créations sont accueillies chaleureusement, et elles arrivent quand elles sont prêtes." C’était de toute façon l’un des fondements de son propos créatif : faire un pas de côté, proposer des alternatives, faire bouger les lignes. Alors ce printemps, elle suit son propre rythme de floraison, avec de nouvelles pièces qui font le lien entre la nature et la maison. Des formes essentielles, des bougeoirs qui évoquent un quartet de saison, avec pour base un cercle, un carré, une croix, un triangle aux lignes arrondies. Comme lorsqu’elle dessinait des vêtements, la lumière répond en creux au contraste des ombres, et les lignes animent le tracé d’une architecture parfaite. Le noir a toujours occupé sa réflexion, composant une paradoxale toile blanche aux inflexions de la lumière. Pour ses bougeoirs, du cristal noir - sans plomb. Des objets taillés à la main, lourds, des pièces de sculpteur, chef-d’œuvres épurés. De la même manière que créatrice, elle imaginait de longues robes claires translucides et évanescentes, designeuse, elle a prévu de longs tubes en verre à ajouter à la base des chandeliers, pour diffuser la palpitation de la flamme. Pour ses nouveaux vases, elle a décliné des couleurs douces, des couleurs d’eau. Une fois encore, de la décoration d’intérieur à l’habillement des corps, c’est l’harmonie de l’eau et du feu.
Arriver à l’essentiel, pour construire une atmosphère
Elle a baptisé cette série Various, car c’est une variation d’atmosphères et un camaïeu d’émotions. De longs tubes transparents, réfractaires ou opaques, composent des lampes vivantes qui jouent avec les ombres, en textures, nuances et transparences, à la base ou sur les côtés, comme les thèmes révélateurs de lumière chers à Ann Demeulemeester. Toujours, la dualité de la force de la poésie. Avec la même intention, elle a imaginé des blocs constructivistes, trois vases de cristal massif, aux côtés mats, laissant transparaître les vagues de la matière. La lumière à l’aune de sa nouvelle carrière se diffuse aussi au sommet d’une structure de métal très fin. Une lampe naturaliste, livrée avec six poches de papier. On peut changer l’abat-jour, qui module toute l’atmosphère de la pièce. Boule de peinture phosphorescente qui continue de briller une fois l’ampoule éteinte, ou disque noir en feutre qui contraste l’opacité. On dispose aussi de trois pages vierges, pour écrire un poème ou appliquer un dessin d’enfant. Une page blanche sentimentale, poétique et ludique, objet à la présence forte et sophistiquée, mais dont les tiges évoquent la délicatesse des pattes d’insecte. Du textile au verre, Ann fabrique de l’équilibre. Ses longs vases en cristal sablé sont stabilisés par leur socle massif. Ils sont nés d’un besoin personnel de glisser une petite branche d’arbre dans un soliflore élégant. Comme elle avait envie de cette lampe d’ambiance sans fil, rechargeable via le pied en bois, avec variateur, pour recréer la magie des bougies. Cette lumière feutrée peut servir de veilleuse pour enfants, ou de liseuse. Et puis, toujours en cocréation avec son mari, des vases luminescents qui éclairent la fleur de l’intérieur. "La lumière traverse l’eau et la plante, et ce procédé innovant nous excitait beaucoup. Nous avons alors extrapolé les formes." C’est l’ultramodernité des nouveaux maîtres flamands, pour la création de natures vives. Pour les images de la collection, Thierry Boutemy a remédié au silence hivernal du jardin en lui offrant des brassées de fleurs à photographier. "Les idées les plus justes sont les plus belles. Épurer, c’est un aboutissement."
L’influence du contexte sur la mode et le design
Parallèlement, cette année, la Maison Ann Demeulemeester écrit une nouvelle page de son histoire, grâce à Claudio Antonioli, client de la première heure, désormais repreneur. Dès le début de l’aventure au milieu des années 80, il avait choisi de vendre la marque anversoise dans ses boutiques. Il la rachète aujourd’hui par passion, désireux de perpétuer son identité originale. La première collection de ce nouveau chapitre a été présentée en mars à Paris. Alors même qu’Ann s’est retirée de la mode, l’intention, porteuse de future, la touche.
Elle observe que puisque chacun se concentre de plus en plus sur son intérieur, on affûte sa sensibilité aux beaux objets. "Moi, pour être heureuse, j’ai besoin d’amour, mais aussi de beauté, d’espoir. Ça nous rend plus forts et résistants. Mon grand-père me disait toujours : Ann, chaque oiseau a son nid, qu’il doit soigner, en harmonie avec la nature. En appliquant lui-même cette philosophie, il a vécu 97 ans ! Quand il est parti, il m’a dit : Je te donne tout ce que j’ai, à condition que tu achètes une maison à la campagne, et que tu ailles t’y ressourcer tous les dimanches. Je vis désormais dans la verdure, et j’y crée des éléments de décoration à l’esthétique et à la fonctionnalité qui procurent de la joie." Le côté positif du contexte actuel ? "La mode va devoir ralentir, se concentrer sur des essentiels, accompagner un réveil des responsabilités vis-à-vis des hommes et de la planète. Peut-être même en arrivera-t-on enfin à montrer les collections quand elles sont prêtes, en vidéo ou de la manière qui convient à chacun, mais à un rythme humain. Azzedine Alaïa, que j’aimais beaucoup, était le seul à pouvoir présenter quand c’était le bon moment pour lui. Moi, j’étais prise dans un système sans fin, l’engrenage était trop puissant. Pour autant, j’ai travaillé pendant toutes ces années avec un immense bonheur et une authentique passion. J’espère que dans le futur, on pourra se concentrer sur le sens, sur la qualité, sur des pièces qui ne sont plus des produits mais des propositions sincères. Je pense qu’il y a de l’espoir pour la mode." Quand on est designer, on apprend aussi que la simplicité est le résultat de l’expérience.