Hommes

Qui sont ces explorateurs belges qui partent à l'aventure au bout du monde ?

Chaleur et froid extrêmes, déserts arides et sentiment d’être seul au monde, hormis l’une ou l’autre improbable rencontre. Trois aventuriers évoquent la beauté de territoires méconnus.
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Frederik Buyckx

Le photographe documentaire Frederik Buyckx adore les hivers rigoureux et ne tient aucune bucket list. Muni de son seul appareil photo, il se rend dans des régions désolées et se laisse porter par ce que son chemin lui réserve. Dans le livre "Horse Head", il témoigne de la vie rude mais magnifique des bergers semi-nomades du Kirghizistan.

Comment choisissez-vous une destination de voyage ?

Je n’ai pas vraiment une liste de pays que je veux absolument visiter, mais plutôt d’aventures que je veux vivre. Je voyage en van, ou bien en bateau à moteur ou à voile. Si une région m’intéresse, j’y vais et j’y reste, le temps de ressentir si le lieu m’inspire une histoire intéressante. Je ne prépare jamais un voyage, je préfère me laisser guider sur place par des rencontres spontanées et des surprises. Au départ, il était prévu que je reste quinze jours au Kirghizistan, mais le voyage a d’emblée été prolongé d’une semaine. En fin de compte, j’y suis allé sept fois en deux ans, chaque fois pour des périodes de trois à quatre semaines. Je n’étais jamais monté à cheval, et pourtant j’ai passé là-bas plus de septante jours en selle. On apprend vite dans ce genre de situations : on regarde ce que font les autres, on essaie, on tombe, on réessaie, et c’est parti. Je n’ai jamais vécu la barrière de la langue comme un obstacle, au contraire : je trouve intéressant d’établir un lien avec les gens sans recourir aux mots. Ils me semblent fascinants et je dois leur paraître pour le moins surprenant. Les deux parties sont curieuses, ce qui contribue à créer un lien rapidement.

 

Qu’emportez-vous dans votre valise ?

J’essaie toujours de voyager le plus léger possible, même en ce qui concerne le matériel photographique : deux petits appareils numériques et pas trop d’objectifs. Comme je dois tout porter moi-même, je ne veux pas entraver ma liberté de mouvement. Les batteries sont également importantes, car il m’arrive de ne pas avoir accès à l’électricité pendant une semaine. Heureusement, je peux aussi charger mon appareil photo à l’aide d’une batterie externe. Un été, j’ai aussi emporté un panneau solaire sur mon cheval. Cette fois-là, j’ai passé deux semaines sans électricité : pendant la journée, le panneau chargeait, et la nuit c’était au tour de l’appareil photo. Je prends également une lampe frontale, encore une fois parce que c’est très pratique, mais aussi parce qu’elle peut servir de flash pour mes photos.

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© Frederik Buyckx

Photos couleur ou noir et blanc ?

J’ai toujours travaillé avec beaucoup de couleurs et j’ai un jour réalisé un reportage sur les favelas au Brésil. J’ai passé des semaines entières dans la ville étouffante, surpeuplée et colorée de Rio de Janeiro. Un beau projet, mais très intense, dont il a fallu que je me remette. Après cela, je suis allé séjourner quelque temps en Albanie, chez un ami qui vit dans un village de montagne isolé. L’atmosphère y est livide, avec beaucoup de brouillard et de neige, et la menace des loups n’est jamais loin : c’est intense. J’ai suivi mon instinct et commencé à prendre des photos en noir et blanc. Depuis lors, c’est resté. D’une mégapole torride à une nature glaciale et paisible. D’une multitude de stimuli à une situation dans laquelle on élimine toutes les couleurs : cela m’a fait du bien.

 

Quelle est votre destination préférée en hiver ?

Les hivers belges sont horribles : il pleut, il ne fait ni chaud ni froid, la neige est mouillée... Je préfère les températures inférieures à 20 degrés, au moins les choses sont claires ! J’ai un faible pour les Balkans et le Kirghizistan. La nature y est superbe, inhabitée, un peu sinistre et menaçante. C’est magnifique d’y assister au spectacle des premières neiges et de constater comment les gens adaptent totalement leur mode de vie en fonction des saisons. J’ai également entrepris un voyage en van dans l’extrême nord de la Laponie : il y faisait extrêmement froid, je grelottais la nuit, mais quelle expérience incroyable !

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© Frederik Buyckx

Avec la crise du coronavirus, les destinations nature ont le vent en poupe. Comment faire pour voyager de manière durable ?

Faites l’impasse sur les attractions phares ! J’entends qu’il y a des kilomètres d’embouteillages pour accéder à certains sites célèbres en Norvège par exemple, parce que tout le monde veut être photographié à cet endroit précis. La terre est suffisamment vaste ; avons-nous vraiment tous besoin de la même photo sur le même rocher ? J’ai du mal à comprendre : nous allons tous aux mêmes endroits alors qu’il est tellement plus intéressant d’explorer par soi-même, de découvrir des lieux moins courus, mais pas moins beaux pour autant. C’est d’ailleurs au bénéfice des communautés locales : même en Albanie, il y a des villages le long de routes de montagne populaires qui ont été transformés en attractions touristiques. Toutes les maisons sont des B&B, il n’y a plus aucune authenticité, alors que d’autres endroits sont complètement oubliés. Je pense donc qu’il est préférable d’avoir cent villages comptant chacun une maison d’hôtes, plutôt qu’un seul en abritant cent. Mais cela ne fonctionne que si les gens prennent eux-mêmes le parti de sortir des sentiers battus.

 

www.frederikbuyckx.com

Bernard et Damien van Durme

Pour Bernard et Damien van Durme, voyager signifie avant tout repousser leurs propres limites. L’an passé, ces frères gantois ont traversé l’océan Atlantique à la rame : un voyage de près de 5 000 kilomètres. Damien évoque le puissant moteur que constitue un défi.

Pourquoi la mer vous attire-t-elle autant ?

Pour l’incroyable sentiment de liberté qu’elle procure ! Quand on est en mer, on est complètement déconnecté du monde extérieur, entouré d’eau à perte de vue et seul avec ses pensées. Cela donne le temps de vraiment réfléchir et c’est très libérateur. En même temps, le danger peut surgir à tout moment, les courants sont imprévisibles ; il faut toujours rester sur ses gardes et cela procure des sensations. Mais attention, ce sentiment d’être "hors du monde" peut aussi être difficile à vivre. Nous avions parfois un peu l’impression d’être des astronautes : entassés dans notre cocon, encerclés par une vaste étendue d’eau. Pas d’arbres, pas de terre, pas de bruits : rien que le clapotis de l’eau et notre bateau.

 

À quoi ressemble une journée typique en mer ?

On rame pendant deux heures, puis on se repose deux heures – une heure de sommeil et une heure pour effectuer l’entretien du bateau ou assurer la communication avec la terre ferme. Et ça, 24 heures sur 24 pendant 39 jours. Ramer et se reposer, hygiène et entretien : ce sont les piliers de la journée. Il faut faire preuve d’une discipline de fer, ce qui est évidemment très difficile. Nous ne sommes pas très ordonnés par nature, et cela a parfois provoqué des tensions. Vers la fin de la course, nous avons souffert d’hallucinations dues à l’extrême fatigue et à la monotonie. L’un de nous a ainsi rêvé qu’il venait de finir de ramer pendant deux heures, alors qu’il devait en réalité commencer à le faire. Dans ce genre de situations, on s’extrait parfois du lit avec peine – un lit qui, soit dit en passant, n’était constitué que d’un matelas posé tout au fond du bateau.

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© Van Durme Brothers

Quel a été pour vous le moment le plus magique en mer ?

Le 24 décembre, la veille de Noël. Après des semaines d’aliments déshydratés, nous avons ouvert le colis surprise que notre famille nous avait donné juste avant le départ de la course : des toasts au foie gras ! À ce moment-là, nous avions déjà parcouru 1 500 km et ramions nus pour préserver nos fesses. Pour la première fois depuis des jours, la mer était aussi particulièrement calme. Nous étions là, quelque part entre les Caraïbes et les îles Canaries, tous les deux nus comme le jour de notre naissance, et nous savourions un toast de foie gras en contemplant un splendide coucher de soleil : le plus beau Noël de tous les temps !

 

Quel est votre prochain défi ?

Pendant la traversée, l’idée nous est venue d’effectuer un jour le même trajet en voilier, afin de pouvoir profiter un peu plus de l’environnement. Mais en ce qui me concerne, cela peut attendre dix ou vingt ans. Je ne suis pas pressé. Cet été, j’ai restauré avec ma compagne un vieux camion de pompiers à bord duquel nous avons parcouru les Alpes suisses et italiennes. Ce serait formidable d’y embarquer pour rouler jusqu’en Mongolie ! Une aventure ne doit pas nécessairement être physique. Pour moi, entrer en contact avec les cultures locales, faire un feu le soir et cuisiner pour soi-même, c’est une expédition tout aussi excitante.

"Une aventure à laquelle on se prépare pendant longtemps me semble plus enrichissante qu'un passage éclair sur une plage booké en ligne."

Quelle est votre destination préférée pour l’hiver ?

Les montagnes, mais pas dans des stations de ski traditionnelles. Il y a quatre ans, j’ai fait un trek l’hiver dans l’Atlas marocain : une nature magnifique, de la neige et peu de monde. J’aime goûter à la culture locale. Cet aspect m’a d’ailleurs manqué sur le bateau. Ça fait très cliché, mais lorsqu’on évite les attractions touristiques, on fait beaucoup plus de rencontres intéressantes. Il faut bien sûr se laisser le temps et prendre les choses comme elles viennent. De mon point de vue, les voyages gagneraient à être un peu plus spontanés.

 

L’année 2020 a bouleversé le marché du voyage traditionnel. Pensez-vous que la nouvelle façon de voyager sera très différente, qu’elle ressemblera davantage à votre vision ?

Je crois fermement aux défis, à l’aventure et à l’exploration de ses propres limites. Il peut s’agir de se surpasser physiquement, mais aussi de partir en expédition avec un véhicule qu’on a fabriqué soi-même par exemple. Je pense que beaucoup de gens vont vouloir voyager de cette façon : s’entraîner en vue d’un objectif, apprendre de nouvelles compétences, repousser ses limites et se lancer. Il existe en Belgique une organisation, Kommit, qui aide les gens à relever de tels défis. Imaginons que vous souhaitiez escalader le Kilimandjaro d’ici 2023 : ils vous trouveront un médecin du sport et un entraîneur qui vous prépareront, vous aideront à organiser la logistique, etc. Se lancer dans une aventure pour laquelle il faut se préparer avec passion pendant un an ou deux, comme nous l’avons fait pour notre traversée à la rame, voilà qui est selon moi plus valorisant que de réserver un billet d’avion en deux clics pour ensuite s’affaler sur une plage quelque part. Tout le monde a un instinct de survie de base, il suffit d’un petit coup de pouce pour qu’il réapparaisse. Et ce petit boost est gratuit.

 

www.vandurmebrothers.com

Maxime Thirthiaux

Maxime Thirthiaux a fondé Les Engagés, un collectif d’aventuriers qui entreprennent des expéditions audacieuses dans le Grand Nord. Il s’avère que le froid glacial est addictif et que trois semaines dans l’obscurité totale font aussi des merveilles pour l’esprit !

Tout a commencé par une rupture. Un énorme vide est soudain apparu dans ma vie et j’ai décidé de le combler par une aventure hors du commun : la traversée du Groenland en compagnie de quelques autres casse-cous. Les Engagés étaient nés. Depuis lors, nous sommes partis à trois reprises, chaque fois avec un défi différent en tête : au Groenland, il s’agissait du froid glacial, pendant l’ascension de l’Aconcagua dans les Andes, le manque d’oxygène nous a joué des tours, et en Laponie, c’est la nuit sans fin qui posait des difficultés. Nous ne sommes pas des adeptes de sport extrême. Nous marchons dix heures par jour à deux kilomètres à l’heure tout en tirant chacun un traîneau d’environ quatre-vingts kilos. Au cours d’un tel périple, si le corps passe en mode automatique après quelques jours, les choses ne sont pas si simples sur le plan mental. Nous faisons beaucoup travailler nos jambes et notre dos, mais surtout nous marchons sans arrêt pendant des heures et des heures pour nous habituer mentalement à ce type d’exercice. Après tout, la force mentale est un muscle qu’il faut également entraîner. Nous sommes tous les trois des citadins et des entrepreneurs, pas des explorateurs professionnels. Mais c’est précisément là que réside la beauté de la chose : tout le monde peut partir à l’aventure, le plus dur, c’est de faire le premier pas. On a appris qu’en groupe, il est possible d’accomplir de grandes choses, alors que séparément on n’y serait jamais arrivé.

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© Les Engagés

Comment faisiez-vous face au froid extrême ?

Au Groenland, les températures descendaient jusqu’à moins 40 degrés. Le froid est un ennemi invisible qui ne vous lâche jamais et pour lequel vous devez toujours être sur vos gardes. Nous étions habillés comme des pelures d’oignon, nous portions plusieurs couches de vêtements. La clé, c’est de ne jamais transpirer. Il faut toujours porter le nombre suffisant de couches pour avoir juste un peu froid. La sueur s’infiltre en effet dans les vêtements et se dépose sur le corps, où elle gèlera à coup sûr et fera chuter la température corporelle. Notre plus grand allié était... une brosse ! Ce n’est pas une blague : elle permet d’enlever rapidement la glace qui finit inévitablement par se former. Si on ne le fait pas, on se transforme en un rien de temps en glaçon. Nous dormions dans des sacs de couchage hermétiques, mais le matin nous nous réveillions tous avec de la glace autour de la bouche parce que notre haleine avait gelé. Il fallait donc commencer par tout brosser : son sac de couchage, sa tête, ses vêtements. Ça paraît horrible, mais une fois qu’on a goûté à la nature déserte, aux paysages d’un blanc immaculé, aux étendues infinies et à ce froid sauvage, il n’est plus possible de s’en passer. C’est addictif.

 

Quelle a été votre plus grande surprise ?

Pendant le voyage au Groenland, nous nous sommes retrouvés sur une base américaine abandonnée datant de la guerre froide, destinée à observer les missiles nucléaires déployés en Union soviétique. Nous y sommes entrés. Elle était ensevelie sous 30 ans de neige, mais à l’intérieur rien n’avait bougé, comme si les soldats étaient encore présents : des bouteilles de bière sur la table, les documents des ingénieurs bien en évidence, le billard prêt pour une partie, des magazines érotiques dans les chambres. Tout cela dans l’obscurité, alors qu’un vent glacial soufflait dans les couloirs et que la neige s’y engouffrait. Il n’y avait pas eu âme qui vive depuis des décennies dans ces bâtiments, mais on ressentait vraiment l’atmosphère tendue de cette époque. Ça faisait quand même un peu flipper...

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© Les Engagés

Pourquoi cet attrait pour la nuit ?

Notre dernier voyage nous a conduits de la ville la plus froide d’Europe (Karasjok en Norvège) au point le plus septentrional du continent. Il faisait nuit 24h/24, à l’exception d’une aube pâlotte entre 10 et 13h. Nous sommes presque conditionnés à avoir peur de l’obscurité. En particulier dans les villes, tout est fait pour éclairer chaque coin de rue. Nous étions curieux de connaître l’effet d’une si longue nuit. Ça a été une expérience unique : on marche et on ne voit rien, on n’entend que les pas sourds des autres dans la neige... On se sent hors du temps, on est dans une microbulle, et bizarrement ça aiguise la faculté d’attention, la capacité à se tenir sur le qui-vive. C’est également étrange de constater à quel point notre corps est conditionné par la lumière. Après le coucher du timide soleil à 13h, nous devions à chaque fois lutter contre le sommeil. Honnêtement, c’était toujours le moment le plus difficile de la journée.

 

Seul avec vos pensées et en l’absence de bruit, aviez-vous votre propre bande-son mentale ?

Hakuna Matata a été le plus grand tube dans ma tête lors de notre premier voyage ! C’est étonnant comme on apprend à appréhender l’ennui. Pendant l’expédition nocturne en Laponie, j’ai aussi pensé à la B.O. de notre propre film, "Nuit polaire". J’ai tout filmé moi-même, alors que je n’avais jamais eu en main d’autre caméra que celle de mon smartphone, et qu’en plus les doigts engourdis par le froid ne sont pas très pratiques quand on tourne. Encore un beau défi, dont le résultat a d’ailleurs été présenté en septembre.

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© Les Engagés

Le retour à la réalité n’est-il pas trop compliqué après une telle aventure ?

Après le Groenland, c’était horrible : nous avons atterri le dimanche soir, et le lundi matin j’étais sur un salon pour mon entreprise. Après trente jours dans le Grand Nord, je ne supportais plus trop la lumière et l’agitation. Ce n’était donc pas très agréable... En revanche, à notre arrivée en Laponie, nous avons été accueillis par un groupe d’amis avec lesquels nous avons passé quelques jours de plus sur place. Malgré la fatigue, ça faisait du bien de les voir et de reprendre ainsi progressivement notre vie d’avant. C’est vraiment important de pouvoir revenir à soi, car sinon le choc est plutôt hard.

 

www.engages.space

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