Rencontre avec Mathieu Fonsny, le dénicheur belge des têtes d’affiche de festivals
Se tenir en éveil à l'égard de la jeune création, élaborer des programmations musicales originales, les mettre en résonance avec un lieu... Le métier de Mathieu Fonsny, c’est tout ça mais aussi : chouchouter les artistes, les inciter à donner le meilleur d'eux-mêmes, les fédérer en groupes inattendus, les bousculer. Une vocation qui pendant cette période trouble de pandémie repense l’avenir et participe grandement à la vivacité du milieu.
"Il y a une grande différence entre un artiste et un créatif. Je me vois plus comme quelqu’un qui a des idées que comme quelqu’un de doué. Après mes études en journalisme, j’ai écrit dans des fanzines avant d’entamer un stage chez Les Inrockuptibles à Paris. J’interviewais tous les artistes du moment. Je devais y rester trois mois, j’y suis resté un an. Je squattais un petit appart chez un copain. Je sortais beaucoup. J’avais 23 ans. J’étais libre comme l’air. Du coup, chaque fois qu’il fallait envoyer quelqu’un pour un reportage, j’étais candidat. Ce sont, je crois, les plus belles années de ma vie. Une vie insouciante, de fêtes et de rencontres. En revanche, vivre à Paris avec un salaire de journaliste-stagiaire, c’est vraiment la galère. J’ai donc décidé de rentrer à Liège (ma ville natale) pour organiser des soirées. C’était la grande époque de l’électro et du label Ed Banger de Pedro Winter… Dès la première édition, on avait comme invités Justice et DJ Mehdi. De ces "petits" events de 250 personnes appelées Forma.T, on est passés à des rendez-vous récurrents à Liège, Bruxelles et Paris avec au programme un mix d’électro et de hip-hop. On voulait fédérer les gens avec des programmations hétéroclites. On flairait les artistes en vogue et on allait les chercher avant même que Live Nation les repère. Du coup, on était respectés dans le milieu. De fil en aiguille, j’ai commencé à faire de la programmation pour des festivals comme les Francofolies de Spa. Jusqu’au jour où Alexandre Stevens est venu me chercher pour travailler avec lui sur la programmation du Dour festival. On a fini par créer notre boîte de curation : KuratedBy. On a tellement de choix et d’informations aujourd’hui que le rôle du curateur est essentiel. On est comme un grand entonnoir qui récolte tous les contenus et ne sélectionne, n’édite et ne partage que les plus pertinents. Défendre une sélection musicale subjective, pointue, assumée. C’est ça notre job.
Dour, c’est de l’amour. C’est découvrir un groupe de reggae alors qu’on était venus voir un concert de jazz ou un set de techno, c’est boire une bière avec un inconnu et terminer la soirée à refaire le monde dans le camping du festival… C’est un évènement qui rassemble au même endroit et au même moment une clique de mélomanes alternatifs. Être programmateur d’un tel festival, c’est presque de la sociologie. Pour être bon, il faut comprendre les codes d’un écosystème où coexistent des managers, des artistes, des tourneurs, des labels… Il faut s’imprégner des univers des différentes communautés pour pouvoir cibler au mieux leurs attentes. Mon travail consiste essentiellement à faire de l’observation participante : je vais dans les raves, les collectifs et les studios d’enregistrement pour rencontrer les artistes. Je mange avec eux au resto, je les suis dans leurs bars préférés. J’aime bien aller voir ce qui se cache derrière les portes closes. Quand je suis à Dour, je dors au camping pour capter le pouls du festival. Ça doit être mon côté "reporter" de terrain qui parle.
En tant que curateur, il y a plusieurs manières de dénicher les futures têtes d’affiche d’un festival… Tu peux écouter des heures de musique sur des sites dédiés, te documenter… Ou comme moi, te laisser embrigader dans des afters jusqu'à six heures du matin. (Rires) Et c’est là, dans une cave, que tu découvres le groupe de techno qui tue. Comme cette fois, au Movement Electronic Music Festival à Détroit où je me suis laissé embarquer dans une fête LGBTQ+ et où j’ai terminé à dix heures du matin dans un jardin – on devait être 100 – et là, il y a The Blessed Madonna (anciennement The Black Madonna), productrice et DJ américaine de musique électronique, qui débarque par surprise. C’était génial ! Une autre fois, j’étais à l’Eurosonic, et pour éviter le circuit plan-plan de tous les programmateurs, je suis parti faire la fête dans un petit bar paumé de Groningen. On y a découvert un groupe qui faisait de la musique arabisante en djellaba et des remix complètement dingues de Beyoncé et Rihanna. Ça a été la soirée de ma vie et une des plus chouettes découvertes programmées à Dour. En fait, dès que c’est un peu chelou et que ça sort des sentiers battus, je suis plutôt chaud pour tenter le coup. (Rires)
Avec KuratedBy, on est aussi en charge du festival Marsatac à Marseille. Originellement consacré à la scène hip-hop marseillaise, il s'est élargi au fur et à mesure des années à la scène hip-hop internationale, à l'électro, au rock et aux musiques africaines. On a aussi repris la programmation du Brussels Summer Festival. À côté de ça, j’ai été DJ et producteur. J’ai connu la vie de tournée avec Surfing Leons. C’était chouette d’être sur scène, d’être de "l’autre côté de la barrière". Et puis, j’ai décidé de me poser. De fonder une famille. Avec ma compagne Laetitia Van Hove – qui a monté son agence de RP musicale Five Oh il y a cinq ans –, on a trois enfants mais aussi notre bébé pro : le Fifty Lab où 20 festivals européens indépendants programment leurs coups de cœur parmi les artistes émergents. On est tous les deux des passionnés de musique et des dénicheurs de talents. On forme une belle équipe.
Je fais un peu le fier comme ça mais en vrai, je vis assez mal les restrictions liées à la pandémie. Au-delà de voir les festivals et les concerts annulés, voir tous les métiers de la scène être aussi mal considérés me brise le cœur. Je pense aux éclairagistes, aux backliners… Dans le milieu de l’événementiel, il ne se passe plus rien. Ça fait trop longtemps que ça dure… Les gens se sont réorientés et ne reviendront plus. Je dois bien avouer que je me sens un peu déprimé. Parfois, tu te demandes ce que tu fais, quel est ton rôle dans la société. Tu remets tout en question alors qu’avant la crise, tout était très clair. Après cette crise, il va inévitablement y avoir une redistribution des cartes. Des reconversions, des lieux qui vont disparaître, d’autres qui vont naître. Pour un bien et pour un mal. J’espère que le modèle qui en ressortira sera plus vertueux. Ce qui est certain, c’est qu’on va devoir revoir des choses établies sur lesquelles on ne se posait pas trop de questions. Et ça c’est plutôt bien.
La musique n’est malheureusement pas un secteur plus vertueux que les autres. Si on regarde la représentativité des femmes dans les festivals – dans les équipes organisatrices comme dans les lineups –, le déséquilibre est flagrant. Je connais des programmatrices, mais ça reste rare. Ce sont des métiers de pouvoir et de décisions, tu devais donc avoir des biceps pour les assumer. Le Primavera Sound à Barcelone avait réfléchi à ces questions d’inégalités avant la pandémie. Leur charte baptisée "La Nouvelle Norme" est une déclaration qui encourage le changement dans l'industrie tout entière en incitant les programmateurs à s’éloigner des têtes d'affiche "traditionnelles" et à proposer un lineup offrant une totale égalité des sexes. Avec cette "Nouvelle Norme", le Primavera Sound propose de récompenser et de soutenir des artistes méritants plutôt que de célébrer des passés glorieux. Si cette nouvelle attitude est vraiment la nouvelle norme, alors je suis conquis car je pense que la crise a mis en exergue des injustices qui, après la pandémie, ne seront plus acceptables. Avec cette pause forcée du secteur, on a eu le temps de réfléchir à comment construire une industrie musicale meilleure avec plus d’inclusivité, de tolérance et de mixité.
Lors du premier confinement, j’ai très vite compris que cette situation allait durer longtemps… Quand j’ai su que les festivals d’été étaient annulés, j’ai eu besoin d’une bulle d’oxygène. De revenir à une activité créative pure sans parler ou gérer d’argent. Je me suis mis à réfléchir à une manière de me rendre utile, de servir à quelque chose, de soutenir une cause qui me tient à cœur. Du coup, j’ai eu l’idée de créer un club d'amateurs de chaussettes en coton dont chaque membre reçoit chaque mois une paire de socks inédite dessinée par un artiste, sportif, penseur ou personne engagée. On peut soit s’abonner, soit en acheter à l’unité et pour chaque abonnement contracté, Socksial Club fournit un kit de sous-vêtements (chaussettes, caleçon, t-shirt) neufs à un•e réfugié·e par le biais de la plateforme Citoyenne de soutien aux réfugiés. Chaque curateur·rice est rémunéré·e pour son travail et peut, s’il· si elle désire, ajouter la valeur de sa prestation à l’enveloppe reversée à l’association. Il y a eu pour le moment aux manettes de ces pop-up chaussettes l’artiste Jean Jullien, l’auteur-compositrice-interprète Pomme et en ce moment Cachete Jack.
Selon moi, la scène artistique belge a toujours été en vogue, que ce soit en cinéma, en théâtre, en peinture, en musique, en danse… On a toujours été très regardés avec nos projets inédits, débridés, libres. La force des Belges, c’est qu’ils sont internationaux. Nos artistes sont talentueux, décomplexés, ambitieux et solidaires. Il suffit pour s’en convaincre de regarder le parcours d’Angèle, Lous & The Yakuza et maintenant Iliona. Dans les années 80 et 90, les artistes étaient chacun dans leur coin. Dans les années 2010, il y a eu une scène rock belge qui avançait d’un bloc : Ghinzu, dEUS, Girls in Hawaii, Soulwax… Puis il y a eu la scène rap et hip-hop avec Roméo Elvis, Damso, Caballero & JeanJass… Quand tu te prends une boule de neige dans la tronche, ça a plus d'impact que des flocons ! Aujourd’hui, dans la techno, c’est la même chose. Quand tu as une Charlotte de Witte et une Amélie Lens qui débarquent en même temps, elles deviennent incontournables. Ce sont les reines du game et elles sont belges ! Et puis ce sont tous des artistes authentiques. Ils ne sont pas marketés ou montés de toutes pièces. Avant, on pouvait pasticher ; maintenant, on ne peut plus. À côté de ça, il faut savoir se démarquer. Mettre en place les bonnes stratégies pour que ton flocon brille plus que celui de ton voisin. Aujourd’hui, si je devais choisir dix talents belges, tous styles confondus, ce serait d’abord Frenetik. Il est clairement l’un des artistes les plus prometteurs du moment. Il est 100% authentique et ce qu’il propose est très personnel. Ensuite, il y a le bruxellois Zwangere Guy, la compositrice et chanteuse Iliona, le rappeur Peet (membre du groupe le 77), l’auteure-compositrice-interprète Meskerem Mees, la DJ Dziri, le groupe Echt! qui mélange des sonorités jazz avec de la musique électronique, le groupe de rock It It Anita, K.Zia sans oublier David Numwami.
Mon métier consiste à rencontrer des gens, voyager, assister à des concerts, dénicher des artistes… Avec cette pandémie, mon job de curateur a perdu une grosse partie de sa raison d’être. Quand tout redeviendra normal, il va y avoir un embouteillage de projets restés en stand-by… C’est à ce moment-là qu’il faudra faire des choix avisés pour ne pas laisser de beaux projets passer à la trappe. Quand on sortira du tunnel corona, j’espère que les gens vont encore avoir envie de se retrouver collés-serrés. Perso, je pense qu’on est tellement frustrés par les restrictions qu’on va vouloir profiter un max. Je me sens comme un ballon mis sous pression… Prêt à exploser ! On va être dans une espèce d’urgence de vouloir tout voir, tout faire… Comme quelqu’un qui sort de prison et qui a envie de rattraper le temps perdu."