Art & Culture

Untold Stories : la première grande expo consacrée à Peter Lindbergh se tient à Bruxelles

Dans la foulée de l'Allemagne et de l'Espagne, Bruxelles accueille du 15 décembre 2022 au 14 mai 2023, Untold Stories, une exposition posthume célébrant la vision et l'œuvre du photographe Peter Lindbergh.

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L'artiste allemand Peter Lindbergh s'est fait connaître dans les années 1980 avec ses portraits en noir et blanc de top-modèles et de superstars au naturel. Au cours des quatre dernières décennies, il a travaillé pour Vogue, Harper's Bazaar, Rolling Stone et Vanity Fair, ainsi que pour le célèbre calendrier Pirelli et une foule d'autres projets. Il a su mieux que quiconque capturer la beauté brute de Naomi Campbell, Kate Moss, Cindy Crawford, Linda Evangelista ou Helena Christensen, marquant de son empreinte la manière dont les médias dépeignent les femmes. Une des raisons pour lesquelles il est considéré comme l'un des photographes les plus influents de son temps, bien que cette exposition remarquablement intime soit exempte de toute mégalomanie. En effet, ses nombreux amis dans le monde de la mode le louaient pour son approche chaleureuse et conviviale, une modestie qu'il a transmise à son fils Benjamin Lindbergh et à son proche collaborateur Thoaï Niradeth. Ben et Toto, comme ils s'appellent l'un l'autre, dirigent la Fondation Peter Lindbergh et gèrent l’œuvre colossale qu’il a laissée derrière lui. Nous avons pris un thé numérique avec le duo pour discuter de Peter. Peter, tout simplement, parce que l'homme considéré dans le monde entier comme une icône de la photographie de mode contemporaine était avant tout un père et un collègue pour eux. Ils ont travaillé côte à côte pendant plusieurs années au Studio Peter Lindbergh, une fondation qui a changé de nom et de fonction en 2019 à la suite du décès inopiné de l'artiste légendaire. Juste avant sa disparition, il a apporté la touche finale à un projet comprenant plus de 150 œuvres ; Untold Stories est une recherche d'unité visuelle et de dialogue dans les innombrables images qu'il a capturées pendant 40 ans. Les visiteurs plongent dans une expérience immersive qui rassemble des photographies emblématiques et des œuvres jamais publiées.

Sasha Pivovarova, Steffy Argelich, Kirsten Owen & Guinevere van Seenus, Brooklyn, 2015 © Peter Lindbergh (courtesy Peter Lindbergh Foundation, Paris).

L'OFFICIEL : Vous ne décrivez pas le projet comme une rétrospective, mais plutôt comme une introspection.

BENJAMIN LINDBERGH : Mon père n’est pas seulement l'artiste, il est aussi le curateur de sa propre expo. D'un côté, cette situation était parfois déroutante pour lui. Les arbres cachent la forêt, il ne pouvait pas tester son concept auprès de qui que ce soit. De temps en temps, il me demandait mon avis, pour ensuite faire exactement le contraire : je suppose que c'était sa façon à lui de s'assurer qu'il avait raison... D'un autre côté, c'était un exercice d'introspection enrichissant, qui se serait probablement prolongé s'il n'avait pas ressenti sa propre fin. Au cours des dernières semaines de sa vie, il a livré l'ensemble du plan, exposé dans les moindres détails. Il a déclaré s'être confronté à lui-même plus d'une fois en sélectionnant les images, et avoir appris à travers le résultat qui il était vraiment. Du moins, qui il était à ce moment-là, car je suis sûr que l'expo aurait été complètement différente s'il l'avait organisée aujourd'hui. Voyez ça comme une capture instantanée, mais qui, dans son cas, a eu le dernier mot.

THOAÏ NIRADETH : Je considère que le résultat n'est ni une rétrospective ni une expo purement photographique. Pour moi, c'est devenu une installation artistique, une carte d'identité visuelle de qui était Peter à ce moment précis et de ce qui animait son travail. Elle va donc au-delà de la photographie ou de sa seule personnalité : il s'agit d'une vision de notre culture contemporaine, et c'est précisément pourquoi elle touche une telle corde sensible chez beaucoup de gens. C'est très personnel.

BL : C'est le mot, oui : personnel ! Il s'agit véritablement d'un projet solo, sans influence extérieure, et en ce sens, c'est le travail le plus personnel que Peter ait jamais réalisé.

L'O : Untold stories est aussi une histoire avec des rebondissements inattendus, et ce, pour toutes les personnes impliquées.

BL : Absolument ! Peter s'est lui-même heurté à des images qu'il avait oubliées au fil des ans. Il était comme un enfant dans un magasin de jouets, passionné par son propre travail d’une ampleur gigantesque. Mais en même parfois submergé sans savoir comment ou quoi choisir...

Uma Thurman, New York, 2016 © Peter Lindbergh (courtesy Peter Lindbergh Foundation, Paris).

TN : Il y a une série de portraits de Naomi Campbell telle qu'on a rarement l'occasion de la voir : cheveux ébouriffés, peau très sombre, cicatrice visible, regard absent. Nous sommes à mille lieues de la manière radieuse, voire intimidante, dont elle est généralement dépeinte. C'est comme s'il l'avait accidentellement immortalisée entre deux poses. Je ne connaissais pas ces images, mais elles prouvent une fois de plus qu’il savait montrer des icônes sous un jour différent, mettre en valeur l'inattendu.

BL : L'une des plus grandes réussites de Peter, c’est la manière dont il a représenté les femmes. À son époque, les médias montraient une femme-objet bourgeoise, à coups de brushing flamboyant et de sac à main en cuir de crocodile, complètement soumise à son mari. Ce n'est pas ainsi qu'il voyait les choses : il voulait des femmes fortes et indépendantes en jeans et baskets. Peter n’avait rien d’un homme de compromis et refusait de propager une vision différente de la sienne. C'est pourquoi il n'a pas fait long feu chez Vogue US. Quand on lui a demandé de faire le portrait de la femme de ses rêves, il a shooté la série de femmes en chemise blanche, aujourd’hui célèbre dans le monde entier, mais qui n’a pas du tout été appréciée à l’époque. Les photos ont été reléguées au fond d'un tiroir de la rédaction, jusqu'à ce qu'Anna Wintour, en tant que nouvelle rédactrice en chef, les récupère et les publie. Ce fut un point de basculement qui a frayé un chemin vers ce qu'on appelle la génération des Supermodels, un shooting révolutionnaire pour l'époque qui était en fait outrageusement... normal. Un groupe de femmes au naturel en chemise, rien de plus ! Je pense que les femmes adoraient travailler avec lui parce qu'il les défendait et luttait contre une version déformée et filtrée de ce qu'elles étaient vraiment.

Naomi Campbell, Ibiza, 2000 © Peter Lindbergh (courtesy Peter Lindbergh Foundation, Paris).

TN : Ça ne te frappe pas toi que ses photographies les plus emblématiques, celles qui ont le plus ouvert la voie à la photographie de mode, ne contiennent en fait aucune trace de mode ? Des chemises blanches, un tee-shirt, la salopette de Kate Moss : ces images pourraient avoir été prises il y a 50 ans, ou juste hier. Elles sont intemporelles. Ça illustre sa vision de la photographie de mode, qui est avant tout un portrait de personnes, un instantané spontané dans un contexte culturel plus large. Pour lui, la photographie et la mode étaient toutes deux une expression de cette culture, sans que l'une doive porter l'autre.

BL : C'est vrai, il faisait figure d’extraterrestre parmi les photographes de mode, le franc-tireur qui reléguait les vêtements au second plan. La mode avait beau être son gagne-pain, le sujet principal de son travail restait les femmes et parfois les hommes qu'il photographiait.

L'O : Il est également connu pour ses shootings grandioses, presque cinématographiques.

BL : Il aimait autant les productions à petite échelle et minimalistes que les décors grandioses avec des dizaines de figurants et des décors théâtraux. Mais ça n'enlève rien à son art de rassurer ses modèles. Qu'il soit entouré de centaines ou d’à peine une dizaine de personnes, au moment où il prenait l'appareil photo en main, le monde se réduisait. Un respect mutuel et un lien de confiance solide s’établissaient, ce qui n'est pas toujours le cas dans le contexte de la photographie de mode. Ça permettait à ses modèles d'être vulnérables et conférait à ses photographies un caractère brut. J'ai vu la taille des plateaux évoluer au fil des ans. Enfant, il m’arrivait de l'accompagner. À l'époque, tout était plus simple : une rédactrice en chef envoyait son dossier par fax, toute l’équipe se retrouvait à une certaine heure et grimpait dans une camionnette qui prenait la direction d'une plage de Normandie ou de Picardie. Le shooting de mode avait lieu pendant que je pêchais la crevette et construisais des châteaux de sable et à midi, on se réunissait autour d’un pique-nique sur la plage. Aujourd'hui, les shootings se sont professionnalisés et, surtout, il y a beaucoup plus d'argent en jeu. Des sociétés de production spécialisées mettent tout en place selon un calendrier serré, différentes équipes interviennent, chacune détenant la responsabilité d'un aspect différent du shooting, le catering par équipe, les scripts... Le résultat n'est donc ni meilleur ni moins bon, il est juste différent. Quand j'étais petit, un shooting s’apparentait plus à une bande de potes qui partait s’amuser et prendre des photos.

Mariacarla Boscono & Sharon Cohendy, Ault, 2014 © Peter Lindbergh (courtesy Peter Lindbergh Foundation, Paris).

L'O : Vous n'avez jamais traversé accidentellement un shooting de vogue avec vos crevettes ?

BL : Haha, non ! Mais je suis sûr que je figure sur des tirages contact aux côtés de top-modèles. Les gens s’imaginent que nos albums de famille sont dingues, mais nous n'en avons pas vraiment : les cordonniers sont les plus mal chaussés... Peter avait toujours un appareil photo autour du cou et photographiait au hasard ce qui l'intéressait. S'il devait terminer un gros shooting après un week-end en famille et qu'il restait de la place sur sa pellicule, il l'utilisait. Tout ça était ensuite développé, avec pour résultat que nos photos privées étaient perdues dans un shooting ou l’autre. Retrouver et rassembler nos clichés représenterait un travail d’archivage titanesque. Heureusement, ma mère prenait de temps en temps des photos...

TN : Lorsque le smartphone est apparu comme support photographique, il ne l'a pas regardé de haut. Peter était quelqu'un qui embrassait et testait les outils de son époque. Il disait toujours que ce n'était pas le type d'appareil qui comptait, mais la vision qu'on en avait. Je suis sûr qu'il pourrait aussi prendre des chefs-d'œuvre avec un smartphone ; d'ailleurs, beaucoup aimeraient savoir ce qui figurait sur sa pellicule numérique à la fin de sa vie...

Antonio Banderas, Los Angeles, 1995 © Peter Lindbergh (courtesy Peter Lindbergh Foundation, Paris).

L'O : La gestion de son héritage artistique reste une question d'héritage : qu'est-ce qu'il vous a laissé ?

TN : L'intransigeance et la force d'âme de Peter étaient un don. Il nous a appris à ne pas faire de compromis créatifs et à ne pas avoir peur de suivre notre propre voie, même si elle allait à l'encontre du courant dominant. Il travaillait beaucoup la nuit, notamment sur cette expo, et me renvoyait souvent chez moi le soir en disant : Je travaille encore un peu ici... Le matin, je trouvais sur mon bureau une pile d'images annotées, toujours accompagnées d'un petit mot avec un dessin ou un mot gentil. Je les ai tous gardés.

BL : S'il était encore en vie, je suis sûr qu'il aurait déjà mis sur pied une autre expo. Mais il n'est plus là, et nous devons continuer sans lui et perpétuer son héritage. Ce qui est intéressant, c'est que ça peut se faire de nombreuses façons, et peut-être pas tou- jours de la manière dont il l'envisageait. C'est désormais à nous de nous plonger dans son œuvre et de choisir les angles, ce qui rend les choses encore plus excitantes.

TN : Je pense par exemple à une perspective pédagogique. La jeune génération ne connaît pas son travail et réduit la photographie à quelques clics sur un smartphone. À nous de faire découvrir sa vision forte et son empreinte à ce type de public.

Missy Rayder, Rachel Roberts & Jayne Windsor, Paris, 1997 © Peter Lindbergh (courtesy Peter Lindbergh Foundation, Paris).

L'O : N'est-ce pas une éternelle dichotomie, ce schisme entre "votre" Peter et Peter Lindbergh le photographe ?

TN : Pas du tout en fait car rien ne différenciait le personnage public et la personne qu'il était dans le privé. Je n'ai jamais ressenti de différence entre le Peter du bureau et celui d'un vernissage, les deux étant tout aussi exceptionnels.

BL : Je comprends votre question car je me demande parfois ce que ça fait de grandir en étant l'enfant d'une célébrité, d'un président ou d'un artiste célèbre. Mais en réalité, je connais la réponse : ça n'a rien de spécial. J'ai grandi avec lui et son travail, de manière organique et naturelle. Ça me permet de garder les deux pieds sur terre, comme il le faisait. Peter Lindbergh était essentiellement un homme simple, dont l'œuvre était si puissante que créer un autre mythe autour de lui en tant qu’individu devenait superflu. Peter était accessible, généreux, simple et sympa ; passionné par son travail, il est devenu célèbre pour cette raison ; il n'y a rien d'autre à raconter. Il était Peter, tout simplement.

Milla Jovovich, Paris, 1998 © Peter Lindbergh (courtesy Peter Lindbergh Foundation, Paris).

Peter Lindbergh - Untold Stories, du 15 décembre 2022 au 14 mai 2023 à l’espace Vanderborght, Rue de l'Ecuyer 50, 1000 Bruxelles. 

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