"Priscilla" de Sofia Coppola est-il le premier chef d’œuvre de 2024 ?
Consacré à Priscilla Presley, le nouveau film de la réalisatrice est une époustouflante réussite.
Retracer la rencontre entre une adolescente, Priscilla (Cailee Spaeny géniale, entre naïveté, fascination, amertume) et une star du rock, de 10 ans son aîné, nommée Elvis Presley (Jacob Elordi pareillement fabuleux, magnétique, inquiétant), et leur relation, présentait assez de pièges pour qu’une cinéaste moins subtile que Sofia Coppola trébuche. Absolument indécente dès ses prémices, leur relation préparait le terrain pour une prévisible variation autour des couples toxiques. Avec tact, elle distille le poison de la coercition, dans une extraordinaire scénographie évoquant autant les mélodrames en technicolor de Douglas Sirk que les films d’horreur elliptiques de John Carpenter. Qu’elle n’ait pas eu l’autorisation de la famille Presley d’utiliser sa musique - mais la bénédiction de la principale intéressée - lui permet de s’écarter de l’icône pour explorer une âme à la dérive : lorsqu’il rencontre Priscilla, sa carrière stagne, entre chansons médiocres et films épouvantables, il est perpétuellement ou presque défoncé, entre amphétamines et somnifères - qu’il encourage sa compagne à consommer. En rien, Sofia Coppola n’en fait une excuse à son comportement. Presley joue de sa femme comme d'un objet inanimé : habillée, coiffée, accessoirisée, de la même façon dont il fait customiser des pistolets assortis à ses robes, elle n'est pour lui qu'un être désincarné, sans désir ni aspiration propre…
Perdue dans l’immense résidence de Graceland, elle erre dans un palais où toute forme de vie est absente. Peu de cinéastes filment aussi bien que la réalisatrice la naissance et la mort des émotions, leurs subtils mouvements, de Virgin Suicides à Priscilla en passant par Lost in Translation, la solitude qui serre le cœur. Elle capte les tremblements des sens et des sentiments avec une infinie délicatesse d’horticultrice. Baigné d’une sublime lumière évoquant les photographies de Joel Meyerowitz, le lent basculement de leur mariage vers les abysses des psychoses de Presley n’en est que plus glaçant, pétrifiant jusqu’à son personnage central, comme emmaillotée dans ses vêtements, emmurée dans sa chambre et ses salons de maison hantée, étrangère à l’ambiance bouillonnante qui entoure son mari - présente, mais invisible. Sous la somptuosité plastique, le venin circulant dans les veines du film n'en est plus que plus mortel. Porté par une magnifique, et discrète, musique signée par Phoenix, le film multiplie les possibles niveaux de lectures : la toxicité de cette relation, certes, mais aussi, et surtout, à nos yeux, la peur - d’être arraché-e à l’enfance, aspiré-e dans un monde que l’on n’imaginait pas aussi terrifiant, et le courage de s’en arracher, pour s’émanciper, fuir pour vivre pour de bon, selon ses propres règles.
Un film de Sofia Coppola. Avec Cailee Spaeny, Jacob Elordi, Ari Cohen et Jorja Cadence. En salles.