Le documentaire "McQueen" raconte une histoire dont on connaît la fin. Il n’en est que plus poignant dès les premières minutes. Cette tragédie est celle d’un génie de la mode, terriblement visionnaire, dont les inspiratrices, bienveillantes ou dangereuses, hantent les coulisses du film.

Mort il y a tout juste dix ans, Alexander McQueen survit tel un Ph&eacute;nix de bien des mani&egrave;res, mais toujours avec flamboyance. Sa marque, tenue par son ancien bras droit, Sarah Burton, a donn&eacute; dans le coup d&rsquo;&eacute;clat mondial avec la robe port&eacute;e par Kate Middleton lors de son mariage avec le prince William. L&rsquo;exposition en 2011 sur son travail, &ldquo;Savage Beauty&rdquo;, au Metropolitan Museum of Art de New York, puis &agrave; Londres en 2015, a rassembl&eacute; un million de visiteurs dans un succ&egrave;s ph&eacute;nom&eacute;nal. En 2016, il a &eacute;t&eacute; question d&rsquo;un biopic sur le cr&eacute;ateur mais finalement c&rsquo;est le documentaire McQueen, r&eacute;alis&eacute; par Ian Bonh&ocirc;te et Peter Ettedgui, qui voit le jour le premier en juin 2018, &eacute;merveillant les critiques et d&eacute;crochant deux belles nominations aux <a href="https://www.lofficiel.be/mode/bafta-awards-2019-%20les-meilleurs-looks-du-tapis-rouge" target="_blank">Bafta Awards</a> d&eacute;cern&eacute;s ce mois-ci. &Eacute;mouvant est le mot qui revient le plus souvent pour d&eacute;signer McQueen. Les deux documentaristes ont en effet tent&eacute;, de mani&egrave;re chronologique, de lui coller &agrave; la peau en r&eacute;coltant des vid&eacute;os tr&egrave;s personnelles, les t&eacute;moignages de sa famille, de ses proches, des backstages ou de ses d&eacute;fil&eacute;s, con&ccedil;us comme des spectacles, le tout port&eacute; par une musique exalt&eacute;e de Michael Nyman (son compositeur favori avec Philip Glass) qui ajoute une touche cin&eacute;matographique. La d&eacute;mesure de Lee, comme l&rsquo;appelaient ses amis, appara&icirc;t nettement dans ces images, comme sa noirceur, son ambition, son g&eacute;nie, sa tendresse, sa fragilit&eacute;. Ce qui appara&icirc;t aussi, bien s&ucirc;r, ce sont ses muses&nbsp;: diff&eacute;rentes selon les phases de sa vie, et auxquelles il est rest&eacute; fid&egrave;le ou presque jusqu&rsquo;&agrave; la fin.

Défilé Alexander McQueen automne-hiver 2009-10 à la fashion week de Paris, le 11 mars 2009.

Dès l’adolescence, il se plonge dans l’histoire violente de l’Écosse, pleine de génocides et de crimes, où l’horreur le dispute au romantisme. Quand sa mère lui demande, en 2004, dans une interview croisée pour "Guardian", ce que représentent pour lui ses racines écossaises, il répond “TOUT”, et lui explique pourquoi il rêverait de dîner avec Élisabeth Ire “une anarchiste”.

La premi&egrave;re, la moins et la plus &eacute;vidente &agrave; la fois, fut bien s&ucirc;r sa m&egrave;re, Joyce McQueen, enseignante mari&eacute;e &agrave;&nbsp;Ronald, chauffeur de taxi, une femme qui a &eacute;lev&eacute; d&rsquo;une main de fer ses six enfants dont Lee, le petit dernier, un enfant &agrave; part, un peu rondouillet avec les dents de travers, qu&rsquo;elle prot&egrave;ge et adore. Dans le documentaire, elle d&eacute;crit son fils comme &quot;loin d&rsquo;&ecirc;tre d&rsquo;un mauvais gar&ccedil;on&quot; malgr&eacute; son physique &eacute;trange. C&rsquo;est elle qui l&rsquo;encourage sans rel&acirc;che depuis l&rsquo;enfance et qui lui conseille de faire un apprentissage de tailleur &agrave; Savile Row. McQueen apprend vite, aime le surmesure, fait profil bas, r&eacute;ussit les challenges et grimpe les &eacute;chelons quatre &agrave; quatre, stage apr&egrave;s stage. Sa tante lui offre ensuite ses &eacute;tudes &agrave; la&nbsp;Central Saint Martins et son d&eacute;fil&eacute; de fin d&rsquo;ann&eacute;e en mars 1992, intitul&eacute; &ldquo;Jack The Ripper Stalks His Victims&rdquo;, va changer sa vie. Joyce lui a aussi transmis l&rsquo;amour des livres d&rsquo;histoire et ils ont partag&eacute; une passion d&eacute;vorante pour la g&eacute;n&eacute;alogie de leur famille. Lee la regarde, par exemple, fascin&eacute;, d&eacute;rouler dans leur salon la bande de trois m&egrave;tres de leur arbre g&eacute;n&eacute;alogique orn&eacute; de blasons qu&rsquo;elle a elle-m&ecirc;me con&ccedil;us.

L&rsquo;histoire, une matrice&nbsp;

D&egrave;s l&rsquo;adolescence, il se plonge dans l&rsquo;histoire violente de l&rsquo;&Eacute;cosse, pleine de g&eacute;nocides et de crimes, o&ugrave; l&rsquo;horreur le dispute au romantisme. Quand sa m&egrave;re lui demande, en 2004, dans une interview crois&eacute;e pour le&nbsp;Guardian, ce que repr&eacute;sentent pour lui ses racines &eacute;cossaises, il r&eacute;pond &quot;TOUT&quot;, et lui explique pourquoi il r&ecirc;verait de d&icirc;ner avec &Eacute;lisabeth Ire, &quot;une anarchiste.&quot;&nbsp;Deux de ses d&eacute;fil&eacute;s sont directement inspir&eacute;s de l&rsquo;histoire &eacute;cossaise&nbsp;: &ldquo;Highland Rape&rdquo; (A-H 1995) et &ldquo;Widows of Culloden&rdquo; (A-H 2006). Le premier, subversif en diable, montre des filles aux cheveux rouge sang, aux robes d&eacute;chir&eacute;es, titubantes, comme surgissant d&rsquo;une sc&egrave;ne de crime avec du vinyle, des transparences, des plumes et des tailles tr&egrave;s serr&eacute;es. On l&rsquo;accuse de misogynie, il r&eacute;pond que la grande histoire rejoint l&agrave; son histoire personnelle. Il a en effet vu, &agrave; 8&nbsp;ans, sa s&oelig;ur a&icirc;n&eacute;e, dont il &eacute;tait tr&egrave;s proche, se faire battre par son mari, un homme brutal qui a &eacute;galement abus&eacute; Lee. Pour lui, la mode, l&rsquo;histoire, les mises en sc&egrave;ne qu&rsquo;il imagine, la th&eacute;&acirc;tralit&eacute; m&ecirc;me de ces spectacles sont et seront toujours un t&eacute;moignage, une th&eacute;rapie, une confession, une catharsis. Tout est &eacute;minemment personnel, ou ne m&eacute;rite pas d&rsquo;&ecirc;tre. D&egrave;s sa premi&egrave;re collection &ldquo;Jack The Ripper Stalks His Victims&rdquo;, sa vie &eacute;tait l&agrave;&nbsp;: son amour pour l&rsquo;&eacute;poque victorienne, pour son enfance dans l&rsquo;East End, avec m&ecirc;me un clin d&rsquo;&oelig;il &agrave; l&rsquo;un de ses anc&ecirc;tres, qui aurait lou&eacute; une chambre &agrave; une des huit victimes de Jack l&rsquo;&eacute;ventreur.

Cette collection extr&ecirc;me pose en vrac les bases de ses silhouettes f&eacute;tiches&nbsp;: des tailles marqu&eacute;es avec des basques, des coupes impeccables, des hauts brod&eacute;s de perles, du satin rouge, du rose et du noir pour symboliser les chairs et le sang, et m&ecirc;me un manteau doubl&eacute; avec des cheveux humains.

La&nbsp;formidable styliste Isabella Blow assiste au show &agrave;&nbsp; la Central Saint Martins et tombe raide dingue du travail de ce gar&ccedil;on qui &quot;sabote les traditions.&quot; Anglaise excentrique et extravertie, elle appelle huit fois par jour la m&egrave;re de Lee pour arriver &agrave; parler au cr&eacute;ateur. Et finalement lui ach&egrave;te toute la collection. Elle va devenir la muse, le mentor, l&rsquo;amie de Lee. Leur relation &eacute;trange et touchante passe aussi par quelques orages quand elle tente de prendre l&rsquo;ascendant sur lui (elle aime parfois trop le consid&eacute;rer comme sa d&eacute;couverte) ou attend un retour d&rsquo;ascenseur quand il est engag&eacute; en tant que directeur artistique chez Givenchy en&nbsp;1996. Quand Isabella se suicide, en 2007, c&rsquo;est un choc sismique pour Alexander McQueen. Il assiste en kilt sous une pluie de circonstance &agrave; son enterrement, puis lui d&eacute;die une collection, &ldquo;La Dame bleue&rdquo;&nbsp;(P-E 2008), avec bien s&ucirc;r une pl&eacute;thore de chapeaux extravagants con&ccedil;us par Philip Treacy.

Alexander McQueen à New York en 1996.

Dans un autre registre, McQueen a &eacute;t&eacute; inspir&eacute; par une ic&ocirc;ne tout aussi singuli&egrave;re&nbsp; : Kate Moss. Leurs carri&egrave;res se sont envol&eacute;es au m&ecirc;me moment, au milieu des 90s, et ce sont les ann&eacute;es 2000 qui scelleront leur amiti&eacute;, une amiti&eacute; de f&ecirc;tes, d&rsquo;exc&egrave;s de tous genres, de d&eacute;lires partag&eacute;s. En 2001, pour sa collection &ldquo;Voss&rdquo;, inspir&eacute;e par les asiles d&rsquo;ali&eacute;n&eacute;s victoriens, il l&rsquo;imagine emmaillot&eacute;e de bandeaux, comme emprisonn&eacute;e dans une chrysalide. Les autres mannequins portent des oiseaux empaill&eacute;s dans leurs cheveux, des manteaux-camisoles sculpt&eacute;s. Au milieu de la pi&egrave;ce, dans une cage de verre dans laquelle volent des papillons de nuit, une femme ronde, nue, entub&eacute;e, avec un masque d&rsquo;argent, joue les odalisques. Une mise en sc&egrave;ne qui &eacute;voque celles du photographe Joel-Peter Witkin. Pour la collection &ldquo;On ach&egrave;ve bien les chevaux&rdquo; (P-E 2004), elle danse &agrave; bout de souffle en robe de mousseline imprim&eacute;e du motif f&eacute;tiche de McQueen&nbsp;: les t&ecirc;tes de mort. Quand un scandale cette fois bien r&eacute;el frappe le top mod&egrave;le en 2005 &ndash;&nbsp;photographi&eacute; en train de prendre de la coca&iuml;ne&nbsp;&ndash;, il est un des seuls &agrave; la soutenir publiquement au milieu de la temp&ecirc;te en portant un T-shirt &ldquo;We love you Kate&rdquo; pendant le final de sa collection &ldquo;Neptune&rdquo; (P-E 2006). Pour le d&eacute;fil&eacute; suivant, &ldquo;Widows of Culloden&rdquo; (A-H 2006), elle devient d&eacute;esse&nbsp;: un hologramme flottant devant l&rsquo;assembl&eacute;e sid&eacute;r&eacute;e. Presque un fant&ocirc;me, d&eacute;j&agrave; un souvenir.

C&rsquo;est une constante pour Alexander McQueen de se confronter &agrave; la mort sous toutes ses formes. Elle l&rsquo;obs&egrave;de depuis son adolescence emplie de contes gothiques, puis le suit avec la taxidermie, qu&rsquo;il utilise dans ses shows. Pour sa collection &ldquo;Dante&rdquo; (A-H 1996), il assied litt&eacute;ralement un squelette au premier rang tandis que d&eacute;filent des mannequins portant des cornes, une couronne d&rsquo;&eacute;pines ou encore un masque de soie avec une vraie main de squelette pos&eacute;e d&eacute;licatement sur l&rsquo;oreille. Le motif cr&acirc;ne devient quasiment son logo et ses foulards s&rsquo;arrachent. La mort est aussi le reflet de ce qu&rsquo;il voit dans la mode, comme il le dit avant un d&eacute;fil&eacute; Givenchy&nbsp;: &ldquo;Un moment et vous &ecirc;tes fini. C&rsquo;est la jungle, ce milieu.&rdquo; Sa ph&eacute;nom&eacute;nale collection &ldquo;Horn of Plenty&rdquo; (A-H 2009) est d&eacute;dicac&eacute;e par McQueen &agrave; sa m&egrave;re. Les mannequins au maquillage outr&eacute; rouge, blanc et noir &eacute;voluent autour d&rsquo;une montagne de d&eacute;chets peinte en noir dans une sc&egrave;ne d&rsquo;apocalypse de l&rsquo;hyperconsommation assez proph&eacute;tique. Finalement, pour ce cr&eacute;ateur qui se bat contre son addiction &agrave; la coca&iuml;ne et tente de surmonter sa s&eacute;ropositivit&eacute; (comme son fr&egrave;re l&rsquo;&eacute;voque dans le film), la mort devient plus qu&rsquo;une peur&nbsp;: un souhait. Dans le documentaire, on apprend avec effroi qu&rsquo;il a m&ecirc;me song&eacute; &agrave; se suicider sur sc&egrave;ne, pendant le final de son dernier d&eacute;fil&eacute; &ldquo;Plato&rsquo;s Atlantis&rdquo; (P-E 2010). Dans cette m&ecirc;me interview au Guardian avec sa m&egrave;re en 2004, quand elle lui demande s&rsquo;il trouve l&rsquo;inspiration en se retirant dans son magnifique cottage &agrave; la campagne, il r&eacute;pond par la n&eacute;gative et ajoute &ldquo;mais cela me donne une paix de l&rsquo;esprit, maman. La solitude, une toile blanche pour commencer &agrave; travailler au lieu des distractions de la jungle de b&eacute;ton&rdquo;. &Agrave; la question de savoir quelle est sa plus grande peur, il lui dit simplement &ldquo;Mourir avant toi.&rdquo;&nbsp;Cette peur ne se concr&eacute;tisera pas, Joyce McQueen meurt le 3 f&eacute;vrier 2010. Lee se suicide chez lui &agrave; Mayfair le 11, la veille des fun&eacute;railles de sa m&egrave;re, laissant une simple note&nbsp;: &ldquo;Look after my dogs, sorry, I love you, Lee.&rdquo; A-t-il enfin retrouv&eacute; cette paix qui lui manquait tant ? Sa flamme, elle, m&ecirc;me t&eacute;n&eacute;breuse, brille toujours.

Pourquoi il faut regarder le documentaire "McQueen"

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