Art & Culture

Lukas Dhont : "Pour vivre ensemble, il faut intégrer le féminisme à la masculinité"

Lukas Dhont, réalisateur star de la nouvelle génération du cinéma belge, sort son deuxième film, remporte son troisième prix à Cannes et traite d’un sujet universel : la passion des liens au moment de l’adolescence. Proche ("Close" en anglais) de soi et des autres, défiant la fragilité de l’insouciance.

Cape, LANVIN. Pantalon, ANN DEMEULEMEESTER. Chaussures, CELINE HOMME. Foulards, CHARVET.
Cape, LANVIN. Pantalon, ANN DEMEULEMEESTER. Chaussures, CELINE HOMME. Foulards, CHARVET.

Réalisation ARTHUR MAYADOUX
Photographe ARNO LAM
Talents LUKAS DHONT, EDEN DAMBRINE & GUSTAV DE WAELE

Dans l’esthétique de délicatesse des émotions propre au cinéma d’auteur, Close effleure et suggère, laisse chacun se projeter dans ses souvenirs d’enfance. Grand Prix à Cannes en mai dernier, le film a été présenté en septembre au Telluride Film Festival dans le Colorado. Acclamé par le public, cet essai américain a été transformé quelques jours plus tard : Close part aux Oscars, et la subtilité flirte avec la gloire. À Telluride, des hommes d'histoires et de cultures différentes, parfois septuagénaires alors que le film traite de l'entrée dans l'adolescence, ont été bouleversés par la part de destin racontée, le moment où Léo et Rémi, 13 ans, renoncent à une part d’innocence. Close revendique le droit à la tendresse, et expose à vif le choc intime de la responsabilité que chacun porte dans les histoires d’amitié. 

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Eden : Top et pantalon, VALENTINO. Chaussures et boucle d'oreille, CELINE HOMME. Béret, LAULHÈRE. Lukas : Manteau, chemise et pantalon, VALENTINO. Chaussures, CELINE HOMME. Gustav : Top et pantalon, VALENTINO. Chaussures, CELINE HOMME. Béret, LAULHÈRE.

Charnières et fragilité

Presque avant de savoir lire, Lukas Dhont courait après sa mère avec une caméra pour illustrer ses émotions, quand d’autres dessinent ou jouent d’un instrument. Pour contrôler son imaginaire avant que ça ne soit le contraire, il a pris des cours de théâtre, puis réalisé qu'il se sentait mieux derrière la caméra. Diplômé de l’Académie royale des beaux-arts de Gand, à 31 ans, il cumule des prix internationaux, a remporté quatre Magritte avec Girl en 2019 et écrit ses films à l’encre de son histoire. Son thème signature : le basculement de la préadolescence, moment où l'enfant garçon devient sujet masculin. Ou pas. "J’aborde cette période où j’ai moi-même été confronté pour la première fois au monde et à ses normes, qui ne me ressemblaient pas. Avec Girl, je voulais traiter de la relation au corps, alors que dans Close, les comportements prévalent. Ces films sont différents, mais les thématiques se rencontrent. En grandissant, j'ai compris très vite que je n'appartenais ni au groupe des garçons, ni au groupe des filles. Ça a créé comme un fossé, dans lequel je ne savais pas comment me positionner. Souvent dans les films et dans les livres, l'enfance est représentée comme une bulle heureuse, mais ce n’est pas ce que j’ai ressenti. J'ai été un enfant et un adolescent très solitaire, en combat avec moi-même en raison des attentes liées à la masculinité et à l'hétéro normativité. Au-delà de mon contexte familial, ces sujets sont très profondément ancrés dans notre société. On me demande souvent si mes parents étaient très traditionnels, mais je pense que tous ces concepts autour de la masculinité, comment être un garçon, et toutes les questions liées à la sexualité, sont tellement ancrés dans le temps, partout dans la société, à la télévision, dans les magazines, dans ce qui n'est pas dit, qu'on n'a pas besoin de vivre avec ça à la maison pour y être confronté. Mon père comme le sien et ceux des générations précédentes ont connu la pression de la définition d'un homme. Longtemps, je me suis conformé autant que possible à ce qu’on attendait d’un garçon.  À 21 ans, quand j'ai finalement pu exprimer pour la première fois que j'étais mal à l’aise dans ce rôle pré-écrit, j'ai commencé à m'ouvrir. Mais je sens que quelque chose résiste encore en moi. Ces freins, c'est l'enfant et l'adolescent que j'étais."

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Lukas : Chapeau, ELVIS POMPILIO. Cape, ceinture et chaussures, CELINE HOMME. Costume et chemise, DRIES VAN NOTEN. Bague, ISABELLE LENFANT.

Souplesse et maturité

Eden Dambrine, 15 ans aujourd’hui, 13 au moment du tournage, est parfaitement bilingue en néerlandais, et élève danseur depuis cinq ans à l’École royale de ballet d’Anvers. Celui qui incarne Léo à l’écran s’exerce trente heures par semaine, enchaînant cours de ballet, danses moderne et espagnole. Avant cela, il pratiquait déjà le hip-hop. Malgré sa souplesse, son personnage encaisse frontalement l’apprentissage des conséquences de ses actes vis-à-vis des gens qui l’aiment. Originaire du Nord de la France, Eden est entré à l'internat à 11 ans, dans la même école que Victor Polster, le jeune acteur révélé par Girl. Dans le rôle de son meilleur ami, Gustav De Waele, 14 ans et deux de moins lorsqu’il s’est glissé dans la peau du poignant Rémi, parfaitement bilingue en français, est aussi inscrit dans une école artistique. Prodigieux de justesse et de sensibilité, aucun des deux n'avait encore joué au cinéma avant cette expérience. Gustav y a retrouvé des traits d'adolescents qui l’entourent, et des attitudes de parents, fidèlement écrites. "Pendant le tournage des scènes en famille, j'avais parfois la sensation troublante d'être vraiment à table avec les miens." Eden connaît déjà la sensation d’être jaugé par ses pairs, mais il se distingue de son personnage. "Léo essaie de se distancier de l'image qu'on lui renvoie. Moi, j'assume. De toute façon, on est jugé toute sa vie, s'adapter aux regards des autres est un processus sans fin. Je préfère rester qui je suis." Alors tout au début du film les garçons filent comme le vent dans un champ de fleurs, allégorie de leur printemps à eux, Cassandre d'une éternité incertaine.

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Eden : Top, VALENTINO. Manteau et boucle d'oreille, CELINE HOMME. Béret, LAULHÈRE. Gustav : Top, VALENTINO. Manteau, CELINE HOMME. Béret, LAULHÈRE.

L’innocence des sentiments

Lukas Dhont parle de l'amitié, en l’occurrence entre deux garçons mais le thème est universel, avec ces moments critiques où on la met en danger. "On a tous vécu ça, on a tous perdu un ami, on a causé la rupture, on a blessé quelqu'un. Les personnages du film testent le monde, ils essaient de savoir où est leur place, qui est souvent mouvante à cet âge-là. En outre, l'amitié féminine a depuis toujours l'espace pour devenir sensuelle, tactile sans ambivalence, alors que l'amitié entre garçons n'a pas la même marge d’expression. Elle est beaucoup plus cadrée, et beaucoup plus limitée. Au début de mon film, on assiste à de très beaux moments de complicité partagée par ces deux garçons, ils prennent soin l'un de l'autre, ils jouent, ils sont physiques, ils sont câlins, il y a des regards d'admiration, et je savais qu'une grande partie du public se poserait déjà la question de la sexualité, parce que nous sommes conditionnés à penser comme ça. Alors j’ai écrit une scène où leurs copains leur posent la question sans détour, en miroir de ce que vont sûrement imaginer les spectateurs. Avec mes films, je peux exprimer des choses que je ne pouvais pas dire avant. C'est à la fois un but et une nécessité, une urgence. Regardez les amitiés entre garçons au cinéma : ça commence avec Les Quatre Cents Coups de Truffaut, l'histoire d'un jeune garçon, de la nécessité de grandir, de la quête de liberté. Il y a Le Gamin au vélo des frères Dardenne, L'Enfance nue de Pialat, toujours des aventures de jeunes garçons, mais l'intimité, l'amitié entre eux, forte et sensuelle, je ne l’y retrouve jamais. Les premières personnes qui ont lu les scènes d'intimité entre Léo et Rémi ont dit : ils sont gays... Mais non, ça n'est pas le sujet, on s'en fout, ce sont deux garçons qui sont dans le contact, dans le partage, et ce type de remarques, c’est exactement la raison de raconter cette histoire. Close et un film qui sort de mon corps."

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Gustav : Manteau et ceinture, ANN DEMEULEMEESTER. Hoodie et sneakers, NEW BALANCE. Short, FENDI. Chaussettes, FALKE. Eden : Béret, LAULHÈRE. Pins, ISABELLE LENFANT. Manteau, CELINE HOMME. Hoodie et sneakers, NEW BALANCE. Pantalon, ANN DEMEULEMEESTER. Lukas : Cape, LANVIN. Pantalon, ANN DEMEULEMEESTER. Foulards, CHARVET.

La nouvelle masculinité

"On vit un moment de grands mouvements féministes, où les hommes issus de siècles de pouvoir, de domination, de patriarcat, font face à un autre système possible, et doivent se poser beaucoup de questions. Ça ne peut pas se régler en un jour, d'autant que certains refusent complètement cette mise en perspective. Je pense que pour vraiment vivre ensemble et trouver un équilibre, il faut intégrer le féminisme à la masculinité. Il faut aussi qu'on valorise la tendresse liée à cette masculinité. J'entends souvent le terme masculinité toxique, et je comprends l'existence du terme, mais si on associe d'office ces notions, qu'est-ce que ça apprend aux jeunes garçons comme Eden et Gustav ? Moi, je suis entouré d'hommes hétéros ou queer qui sont tendres, mais je ne les vois jamais passer à l'écran. Je ne les vois pas assez dans les journaux, et je pense qu'il y a là une clé de dénouement pour la plupart de nos problèmes. On se rappelle le scandale provoqué par la Première Ministre finlandaise exposée dans sa vie privée à une fête, au motif que ça la décrédibilisait. Cela perpétue l'idée que les femmes comme les hommes doivent continuer de se battre pour prouver leur valeur, qu’il faut se montrer fort pour mériter son succès. La fragilité n'a pas sa place. Je ne veux pas lier masculin à brutal et féminin à tendre, mais nous sommes habitués à ce concept, et c'est celui qu'on utilise. Je trouve que c'est un grand problème dans le monde à ce moment précis de l'Histoire. Parce que la fragilité peut être un grand pouvoir, surtout quand on l'accepte. Déjà au niveau personnel, parce que nous sommes nombreux à être rudes envers nous-mêmes. J'en parle dans mes films, je me rends vulnérable parce que je m'expose à la réaction des gens, et c'est aussi ma force."

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Gustav : Veste en jean, WOOYOUNGMI. Chemise, YOHJI YAMAMOTO. Pantalon, MAISON MARGIELA. Sneakers, NEW BALANCE. Eden : Chemise, YOHJI YAMAMOTO. Pantalon et boucle d'oreille, CELINE HOMME. Sneakers, NEW BALANCE.

La question de la force et de la souplesse

Dans ce film comme dans la vie, celui qui se montre le plus fort ne l'est pas forcément. Pour le réalisateur, "c'est tout le paradoxe de l’armure qu’on se construit. Je sais d'expérience qu'il peut y avoir une grande différence entre ce qu'on ressent et ce que l'on montre. L'intériorité est un des thèmes majeurs de mes films, avec les mécanismes qui nous agitent. Tous les sentiments non exprimés restent ancrés en nous, c'est comme s'ils s'infiltraient entre nos organes, et un jour, ça explose. Arriver à connecter ce qu’on ressent et ce qu’on exprime, un réflexe finalement très enfantin, c'est très puissant et très beau. C’est comme si on enlevait les pierres que l’on a dans les poches. Et je pense que beaucoup d'adultes, quand ils marchent, qu'ils travaillent, qu'ils vont faire leurs courses, gardent ces pierres avec eux. Au bout d'un moment, ça devient très lourd, avec un réel effet physique. J'apprends progressivement à déposer mes pierres, avec mes films notamment. C’est une attention de chaque jour… Il y a une dualité liée à la jeunesse dans la société d'aujourd'hui : d'un côté, une multitude de possibilités, un nouvel éventail de représentations qui bougent les lignes, qui cassent les frontières, qui changent les codes. Mais parallèlement grandit une autre difficulté :  tout le monde peut accéder à Instagram, TikTok et Snapchat, et les plus jeunes découvrent de nouvelles options d’identité tout en étant plus que jamais confrontés au regard des autres. La liberté pour certains crée la radicalité chez les autres. Toutes les époques ont leur piège. Moi, je prends le parti de l'optimisme, je crois en cette jeune génération, je crois en Eden et Gustav, même si je sais bien que tout le monde ressent la pression de notre société en évolution. Je constate aussi que dans notre culture, tout ce qui est estampillé 'féminin', que ce soit chez les femmes elles-mêmes ou chez les garçons, reste coincé au second plan. À la première place, on valorise encore et toujours la compétitivité et la brutalité. Tout ce qui est doux, tendre, élégant reste considéré comme une vulnérabilité. Pourtant, pour un nouveau projet, je consulte actuellement des photos d'archives, et je découvre des photos datées des années 30 ou 40, avec des images de drag, des hommes maquillés en femmes... Il y a eu toute une période il y a environ un siècle où la vie culturelle permettait aux hommes d'exprimer d'autres images du genre. La fluidité a toujours été là, il faut seulement avoir envie de la voir." La subtilité, elle, s’exhibe ici à 25 images/seconde, qui interrogent et mûrissent. Tendres et nécessaires comme un coup près, Close, du cœur.  

En salles depuis le 2 novembre.

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