"Il Viaggio" : Mélanie De Biasio nous parle de son nouvel album
Avec "Il Viaggio", Mélanie De Biasio signe un album d’une beauté presque irréelle, qui s’affranchit des codes du jazz pour offrir une expérience immersive fascinante, aux confins de l’ambient et de la quête existentielle. À mi-chemin entre l’odyssée mentale et le carnet de voyage avec l’immigration comme toile de fond, "Il Viaggio" touche au cœur et à l’âme, et ouvre l’horizon. En grand, très grand.
"Il faut un paysage complet pour respirer, un paysage de choses, de gens, d’existences, de paroles, de relations, un paysage qui vous plaise au moins un peu et auquel votre corps puisse quelque chose. Un paysage qui vous accueille et vous fasse une sorte de promesse, qui ait quelque chose d’une ouverture, d’un soulèvement, d’une largesse, peut-être d’un redépart, d’une réponse même : un paysage "de chaleur juste et de lumière amicale", un "territoire mental d’espérance"" : cet extrait de "Respire" de l’autrice, essayiste et poétesse, écophilosophe Marielle Macé, il a fallu le lire à Mélanie De Biasio à la fin de notre rencontre. Parce que son nouveau disque, "Il Viaggio", donne envie de respirer, d’aller voir ailleurs où l’air serait plus respirable, de partir léger, vers un espace où le regard porte loin, où l’horizon existe. "L’idée, c’était de donner de l’horizon, de créer des horizons sonores, avec ou sans voix… Et si c’est un disque qui te donne envie de respirer et de pouvoir un peu rêver, d’ouvrir l’horizon, d’aller réveiller des choses en toi avec une douceur qui rappelle l’enfance… En tout cas, c’est pour ça que je fais des disques, et j’en avais besoin !" Un besoin presque vital, elle qui n’avait plus chanté depuis presque deux ans, trop occupée à bosser dur sur son chantier de L’Alba, la "Maison des talents partagés" qu’elle a ouverte à Charleroi, sa ville natale, et où elle nous accueille en maîtresse, ou plutôt "marraine", désormais, des lieux. "J’avais besoin de retrouver la connexion, de revenir à ce pourquoi je suis ici… Le fait de ne pas avoir chanté pendant tout ce temps m’a rappelé combien c’était essentiel pour moi. Dans ma vie. Vraiment." Et de parler de "destin". Parce que Mélanie a toujours chanté, aussi loin qu’elle s’en souvienne. Depuis sa tendre enfance. "Pour un rien." Et c’est tout ce qui compte.
Se souvenir de ce qui a toujours été
On ne reviendra pas sur la carrière de Mélanie De Biasio jusqu’à ce "Viaggio" contemplatif, introspectif, jusqu’au spirituel. On sait qu’elle a cartonné avec "No Deal" il y a dix ans, devenant l’une des chanteuses de jazz les plus renommées dans le monde. On sait que cette étiquette s’avère bien trop étroite pour elle et il suffit de l’écouter, aujourd’hui, pour s’en rendre compte : la chanteuse a largué les amarres. Avec ce projet sous forme de carnet de voyage intime et bouleversant, aux confins de l’ambient et de l’ethereal wave, Mélanie De Biasio a décidé de "partir vers l’inconnu", de "couper le cordon" et "d’aller rechercher cet enfant qui chantait tout le temps." Et le paysage "de chaleur juste" qui s’offre ici à nous, c’est celui d’une femme qui réapprend à vivre et à chanter, après deux-trois années d’abstinence pour cause de Covid et de chantier titanesque à transformer sa nouvelle maison, l’ancien consulat général d’Italie et ses 1 325 m2 qu’elle a racheté, en lieu de résidence unique en son genre. Et ce paysage qui "ait quelque chose, peut-être, d’un redépart", c’est celui à la fois de ses racines italiennes, mais aussi celui d’un ailleurs fantasmé, d’un "hors-cadre" qui lui "donne la raison de travailler le cadre", parce que, c’est elle qui le répète, telle une prière : "Je ne veux pas quelque chose de nouveau, je veux me souvenir de ce qui a toujours été…" "Mi ricordo di te", c’est d’ailleurs le titre d’un des plus beaux morceaux du disque, chanté en italien, et ce n’est pas de la nostalgie : juste une manière de retrouver ce pays où elle chante, où elle a toujours chanté, le redessiner en perspective sans devoir assurer à tout prix une continuité (sonore, vocale, musicale), raconter une histoire qui emmène loin, dès les dix premières secondes… Et donner à respirer comme on partage son âme.
Ceux qui l’aiment prendront le train
Après trois ans de sa vie à retaper le plus vieux bâtiment de Charleroi (1877) en "lieu de création de l’impalpable", jusqu’à y ensevelir sa voix pour éviter que la poussière ne la dessèche, elle qui pensait pouvoir y créer, y accoucher d’un quatrième disque, décide de partir. "J’étais très fatiguée… Parce que coordonner un tel chantier alors que ce n’est pas mon métier, tout cela m’a demandé énormément d’énergie… Et puis on était en plein Covid, tout était en standby, je ne savais même pas si j’allais reprendre ma carrière." Autant dire que la commande d’Europalia fut pour elle une aubaine : nous sommes en 2021, le festival la sollicite pour réaliser une commande sur le thème du train et de l’immigration (Trains & Tracks). Elle accepte et part pour Lettomanoppello, un petit village dans les montagnes des Abruzzes, dont la plupart des hommes, il y a septante ans, étaient partis pour rejoindre Marcinelle, travailler dans les mines de charbon… Et pour beaucoup y laisser jusqu’à leur dernier souffle, lors de la tragédie du Bois du Cazier le 8 août 1956. Le résultat de ce séjour d’un mois sur place, c’est le morceau d’intro de "Il Viaggio: Lay Your Ear To The Rail". "Ce fut la genèse du disque, le début de la route." Un voyage qui n’en sera qu’à ses prémices et qui la conduira en Italie comme aux États-Unis, dans les hauteurs du Frioul comme dans celles des Catskills près de Woodstock. Un trip sensoriel en huit étapes comme autant de morceaux qui forment cet album d’une suavité rassérénante, entre l’ambient folk à la Liz Harris (Grouper) et le minimalisme d’un David Sylvian (le disque lui est dédié), le post-classique d’Ólafur Arnalds et les soundscapes de Chris Watson, les chansons cosmiques d’Andrea Laszlo De Simone et le jazz acoustique de Terry Callier.
Autant de lieux en elle
Partie avec juste un sac à dos, un micro et un enregistreur pour "capturer ces sons", ces "textures" qui, enfant, la "ramenaient au vivant", Mélanie De Biasio décide donc de faire le trajet inverse de tous ces immigrés italiens venus chercher de l’espoir en Belgique… En se mettant dans la peau, dans les yeux et les oreilles, d’un enfant. "Parce qu’un enfant ça ne pense pas : ça rêve." Dans le train, la tête collée à la vitre, cet enfant se souvient de son pays, et "il pense aux galets avec lesquels il joue, à l’eau, aux chiens du village, à l’odeur de sa grand-mère, au clocher qui sonne au loin, au loup, à la lune…" D’où tous ces bruits qui forment le liant de l’album, sa sève et sa raison, ce presque rien qui réveille délicatement les sens, cet "invisible poème" (Rilke) qui donne envie d’aller au plus profond, "avec une douceur de la mère qui materne". Après Lettomanoppello, Mélanie se rend dans le village de ses grands-parents paternels, à Montereale Valcellina dans les Dolomites, et y enregistre "Nonnarina", dans la cuisine de la nonna. C’est la première fois qu’elle chante en italien, du moins sur disque, "parce que c’était le bon moment". De retour à Bruxelles pour assembler une première fois les pièces de ce puzzle acousmatique (dont sa flûte, enregistrés dans l’écrin majestueux de l’abbaye de San Liberatore), Mélanie repart très vite, cette fois aux States, dans l’Hudson Valley, pour mettre en musique toutes ces "vagues" dont elle est la "mer progressive" (encore Rilke), avec l’aide d’un expert ès soundscapes, David Baron. C’est là-bas aussi qu’elle finalise les textes en compagnie de son ami poète Gil Helmick et qu’elle improvise un morceau cathartique de 20 minutes, "The Chaos Azure", où l’on entend les bruissements de l’aube qui s’éveille, le violon de Rubin Kodheli et sa voix comme un souffle, une oraison, "a lovely part of her wandering these streets".
L’aube d’un voyage intérieur et collectif
C’est à Charleroi, terre natale, "blackened city" de cœur et d’esprit, que Mélanie boucle la boucle avec un dernier track, "Alba", qu’elle met en boîte avec son ami producteur et musicien Pascal Paulus : 18 minutes d’une rêverie sonore qui clôt le disque comme un appel à l’air, à l’espérance, à respirer et "regarder au loin", à "créer un espace" qui t’emmène au vent mais te laisse, toi l’auditeur, avec ta pudeur. Il y a bien sa voix à elle, reconnaissable entre mille, mais elle se fait instrument, frémissement, parmi d’autres. "Moi j’aime bien cette phrase : "We don’t want a performance, we want an experience"… Et je suis au service de ça. S’il faut de la voix, il y en aura. Et s’il n’y en a pas, c’est comme ça." Chanter, oui, mais plus que jamais "sans forcer", avec peu de volume, comme un écho d’un écho d’un écho de… Un peu comme une prière, en somme : celle d’abord de ne plus jamais la perdre, cette voix qui porte en elle les blessures du passé (en 2001 elle la "cassait" en jouant les rockeuses dans un groupe de post-punk, Orange Kazoo) et puis celle, désormais, "d’être dans la gratitude du moment… C’est pour ça aussi que j’ai créé ce lieu : parce que j’aurais tellement aimé, quand j’ai perdu ma voix, qu’on puisse m’accueillir dans un endroit comme celui-ci… Dans un espace de transition où on te laisse chercher une nouvelle façon d’être. Où on laisse venir le vide pour qu’ensuite vienne quelque chose de nouveau." Un lieu de "résidence de transition", où l’invisible, le vide, "parfois abyssal", entre deux créations, n’est pas considéré comme une faiblesse ou un inconvénient, mais comme essentiel à l’imagination. On ne s’étonnera pas dès lors du lien entre ce nouveau disque et ce lieu de tous les possibles : l’alba, c’est l’aube, la quête, autant géographique que mentale, d’un renouveau voire d’une renaissance… Au bout de ce voyage, qu’il soit celui d’immigrés italiens dans les années 50 ou celui d’une chanteuse de jazz dans le monde d’après, s’esquisse le début d’autre chose. "Non voglio qualcosa di nuovo ma solo riccordamri che sempre e stato" : "Je ne veux pas quelque chose de nouveau, je veux me souvenir de ce qui a toujours été." Avec ce disque qui sonne comme une épiphanie, Mélanie De Biasio nous invite à respirer et espérer. "Alors va pour la douceur" (Macé) et puisse ce disque l’emmener, nous emmener, vers bien d’autres horizons insoupçonnés.
Mélanie De Biasio, Il Viaggio (PIAS)
En tournée (Liège, Charleroi, Gand, Anvers) en mars 2024