Comment les musées font en sorte de restituer les œuvres d'art pillées ?
"It belongs in a museum!" Si l’affirmation d’Indiana Jones s’accompagnait encore d’un noble point d’exclamation dans les années quatre-vingts, elle suscite aujourd’hui de nombreux points d’interrogations.
Le pillage du temple de Salomon, le vol de l’Agneau mystique ou, plus récemment, le désastre entourant le British Museum et les frises du Parthénon : le vol d’œuvres d’art existe depuis toujours et frappe l’imagination, comme en témoignent les aventures tortueuses d’Indiana Jones, de Tomb Raider, des Relic Hunters et d’autres chasseurs de trésors sur grand écran. Mais ce qui a longtemps servi d’intrigue pour des films d’aventures est, depuis quelques années, pris très au sérieux. On ne peut nier l’importance du patrimoine culturel en tant que vecteur d’identité et de cohésion au sein d’une communauté et de plus en plus d’organisations déploient beaucoup d’énergie à sa sauvegarde. Tefaf, à la fois salon et fondation artistique, a mis le thème à l’honneur plus tôt cette année lors d’une vaste conférence organisée en collaboration avec, notamment, l’Unesco et Venetian Heritage. Une évolution hautement nécessaire, car le patrimoine culturel est plus que jamais menacé, affirme Will Korner, Head of Fairs. Il est diplômé en archéologie et a œuvré pendant des années à la restitution d’œuvres d’art et d’antiquités pillées dans des zones de conflit avant de rejoindre Tefaf. "En tant que fondation, notre rôle va au-delà de celui d’une simple place de marché, nous devons prendre nos responsabilités dans la communauté artistique internationale. Ce que nous faisons en prenant des initiatives, comme le fonds Tefaf de restauration destiné aux musées qui a, par exemple, parrainé la restauration de coupes en verre antiques après l’explosion qui a secoué Beyrouth en 2020. En outre, nous travaillons également avec des partenaires de valeur tels que la Cultural Emergency Response (CER, NDLR)." Cette dernière intervient tout de suite en cas de catastrophe ou de conflit avec des équipes locales spécialement formées : une sorte d’ambulance culturelle. La CER a été créée en 2003 en réaction directe à la destruction par les Talibans de deux Bouddhas de Bâmiyân vieux de plusieurs siècles en Afghanistan. L’organisation souhaite que le sauvetage et la conservation du patrimoine culturel soient reconnus comme un aspect crucial de l’aide humanitaire, du rétablissement, du développement et de la consolidation de la paix. Par exemple, elle protège actuellement plusieurs sites précieux en Ukraine qui ont été endommagés par des tirs d’artillerie contre toute dégradation supplémentaire et tout effondrement. Le patrimoine culturel n’est bien sûr pas seulement menacé par les conflits armés : les catastrophes environnementales, le changement climatique, la corruption ou le tourisme de masse constituent également un danger. Venise en particulier est la proie de ce dernier phénomène, ce qui explique la collaboration entre Tefaf et Venetian Heritage.
Identité
Naturellement, vous pourriez vous demander ce que vaut l’art par rapport à la souffrance humaine en termes d’énergie déployée et d’efforts financiers. À première vue, investir de l’argent pour recoller des morceaux de tasses millénaires peut sembler trivial, mais leur signification est plus profonde que vous ne le pensez. Ces restaurations n’apportent certes pas le bonheur, mais bien un sentiment de communauté qui est plus fragile que jamais dans ces temps modernes. "N’oublions pas que la destruction du patrimoine s’accompagne toujours de la disparition de la communauté locale, partout dans le monde", souligne Will Korner. "Ce dernier point est parfois négligé : le monde a crié au scandale lors de la destruction des Bouddhas de Bâmiyân au début des années 2000, mais ne s’est pas beaucoup manifesté concernant les meurtres des Hazaras, une minorité locale, perpétrés en parallèle. J’ai travaillé avec de nombreuses personnes sur place et tout le monde s’accorde à dire qu’une vie humaine prime toujours sur tout objet matériel. On ne peut toutefois nier l’importance du patrimoine culturel. Ma tante a été procureure à la Cour Pénale Internationale dans le procès du criminel de guerre Ratko Mladić dans les années 1990 et m’a dit qu’en plus des massacres, la destruction des mosquées bosniaques avait également été massive. Il ne s’agissait pas seulement de pillages, mais d’actions ciblées pour effacer le passé et donc aussi le droit d’exister d’une communauté. Lorsque l’EI a attaqué le site antique syrien de Palmyre, il s’agissait d'une tentative d’effacer les traces d’autres civilisations, en l’occurrence les civilisations grecques, et de nourrir le récit selon lequel cette région a toujours été exclusivement islamique. La même chose se produit dans le Haut-Karabakh, actuellement de nouveau aux mains de l’Azerbaïdjan, où les tombes arméniennes chrétiennes sont supprimées en toute discrétion. Lorsque Poutine a envahi l’Ukraine, il l’a justifié en affirmant que cette culture n'existait pas. Il a donc tout intérêt à faire disparaître la littérature, les œuvres d’art et le patrimoine qui prouvent le contraire. Les régions multiculturelles sont tout aussi sensibles aux conflits que les zones militaires et économiques stratégiques. Des endroits comme l’Irak, la Syrie ou les Balkans ont été un creuset d’influences grecques, romaines, arabes, perses et asiatiques au cours des siècles. La sauvegarde d’une culture n’est pas une question de tourisme ou de biens matériels, mais de compréhension et d’acceptation des civilisations qui ont contribué à nos valeurs et identités communes. Et quelqu’un dont l’identité a été effacée est très sensible à l’endoctrinement, une tactique utilisée par les oppresseurs."
Art pillé par les nazis
Rien de nouveau sous le soleil, bien sûr. Dans les années précédant 1945, les nazis ont pillé environ un cinquième de toutes les œuvres d’art en Europe et plus de cinq millions d’artefacts culturels dans le but d’effacer les traces de races inférieures et d’utiliser l’art racialement pur pour nourrir le récit aryen. Du côté des Alliés, une unité d’académiciens spécialisés dans l’art - la Monuments, Fine Arts and Archive Section - a même été créée pour contrecarrer ce plan. Leur histoire, qui a fait l’objet du film Monuments Men, s’est achevée par la découverte colossale de quelque vingt mille pièces dans une mine de sel allemande abandonnée. Un succès, mais le résultat global fut moins heureux. La majorité des œuvres volées n’ont jamais été récupérées ou n’ont pas été restituées aux propriétaires légitimes, principalement des victimes de l’Holocauste. Avec l’exposition Kunst Op Drift, le musée Bonnefanten de Maastricht met en lumière jusqu’au 3 novembre ce petit bout d’histoire oublié. "Après la guerre, de nombreuses œuvres ont été renvoyées aux Pays-Bas, œuvres qui avaient fini entre les mains des nazis pendant la guerre suite à des ventes (sous la contrainte, NDLR) ou des vols. Le gouvernement a organisé des expositions de revendication pour les personnes lésées, mais tout le monde n’a pas récupéré ses biens, loin s’en faut. Dans le chaos de la guerre, beaucoup de paperasse a été perdue et le commerce entre les acheteurs d’art et les notables nazis a prospéré, à la suite de quoi les œuvres ont changé de mains à plusieurs reprises. Difficile dans ce cas de garder une trace de tous ces échanges et encore plus de prouver que vous étiez le propriétaire légitime de tel ou tel bien. C’est pourquoi beaucoup d’œuvres ont fini dans la collection NK (Nederlands Kunstbezit, NDLR), qui les a prêtées à des musées tels que le Bonnefanten", explique la conservatrice Jip van Reijen. À la fin des années 1990, les Washington Principles ont été signés par 44 pays, ce qui a permis d’assouplir les exigences en matière de restitution et de permettre aux musées, galeries et commerçants de mener des recherches plus approfondies sur la provenance. Ceci a généré de nouvelles revendications et quelque 40 000 pièces supplémentaires sont finalement rentrées "à la maison". De nombreux musées ont également exposé inconsciemment de telles œuvres. "Quarante peintures du marchand d’art juif hollandais Jacques Goudstikker étaient ainsi exposées dans notre musée. Il est mort lors de sa fuite en 1940, après quoi Hermann Göring a puisé dans le stock d’œuvres d’art de ce dernier pour les ajouter à sa collection personnelle. Le banquier allemand Alois Miedl a alors repris l’activité et le nom de Goudstikker pour continuer à faire du commerce d’art pendant la guerre. Ce sont ces "œuvres de Goering" qui nous sont parvenues par le biais de la Nederlands Kunstbezit. En 2006, elles ont été restituées aux héritiers de Jacques Goudstikker."
Enquête sur la provenance
Malgré cela, il y a encore beaucoup d’œuvres d’art "suspectes" qui circulent dans le circuit international. On a dès lors redoublé d’efforts ces dernières années dans la recherche sur la provenance. "Cela nécessite une certaine connaissance des archives et de l’investigation historique, mais aussi un vaste réseau d’experts et de collègues chercheurs", explique Jip van Reijen. "Il existe également des bases de données importantes, telles que le Munich Data Collecting Point accessible au public, où toutes les œuvres d’art retrouvées en Allemagne sont répertoriées." La création de données détaillées joue plus que jamais un rôle dans les zones sensibles, confirme Will Korner. "J’ai été actif en Afghanistan, en Égypte, au Mali, en Inde : des régions toujours instables. C’est en partie pour cette raison que j’ai pris l’initiative de créer la base de données Cultural Heritage At Risk, qui répertorie les objets à risque dans les zones de conflit. Cela se fait en consultation avec les conservateurs, les historiens et les archéologues sur le terrain. Cela permet d’éviter que des articles volés ne se retrouvent dans le commerce. L’année dernière, par exemple, un article est apparu lors d’une vente aux enchères à Londres, qui, à notre connaissance, aurait dû se trouver dans un musée à Kaboul. Depuis lors, il a été ramené en Afghanistan." La recherche sur la provenance et la restitution figure également en bonne place dans l’agenda du Musée royal de l’Afrique centrale à Tervuren. Le directeur, Bart Ouvry, parle d’un moment de vérité pour le musée, qui passe au crible ses propres collections et le contexte colonial dans lequel elles ont été créées. Ces efforts font l’objet de l’exposition temporaire Rethinking Collections, visible jusqu’au 29 septembre. "En 2022, une loi claire est entrée en vigueur en Belgique : ce qui a été obtenu entre 1885 et 1960 au Congo, au Rwanda ou au Burundi par la violence, le vol ou la manipulation est la propriété légale de l’État concerné. Ceci est déterminé par un comité mixte de chercheurs belges et d’experts du pays en question. Sur leur conseil, une œuvre peut ou non être restituée. Cette recherche est ambitieuse et doit être menée en collaboration avec les communautés locales. Il ne s’agit pas d’une approche National Geographic, ni d’une expédition en quête d’informations en Afrique, mais d’un échange précieux considérant les sources alternatives telles que les journaux personnels ou la tradition orale. C’est enrichissant car cela met en lumière des histoires de minorités ou jette un nouvel éclairage sur la signification de pièces qui prennent la poussière ici depuis des décennies. L’histoire n’est pas figée et nous devons la regarder avec une nouvelle mentalité. Il ne nous appartient pas non plus de décider de ce qu’il advient de la restitution du patrimoine, s’il doit aller dans un musée et lequel, qui peut le gérer, etc. Une telle pièce peut avoir de l’importance pour différentes communautés, mais un État décide lui-même de ce qu’il fait de son patrimoine: n’adoptons pas une attitude coloniale."
Restitution numérique
La restitution physique est un moyen de préserver le patrimoine, mais Rethinking Collections suggère également d’autres approches pour restaurer une identité culturelle. Par exemple, dans le cadre de la restitution numérique, les chercheurs ont réalisé une réplique électronique du xylophone manza cérémoniel congolais, un instrument traditionnellement joué uniquement par les chefs de village. En le supprimant, on a rompu la tradition et déconnecté les générations suivantes de cette musique. Grâce à la reconstruction numérique, les personnes intéressées peuvent maintenant jouer du xylophone manza et entendre comment il sonnait. Une maigre consolation, mais un rappel vibrant d’un héritage qui n’existe plus. Will Korner souligne également son potentiel : "Cela aide les populations à entrer en contact avec leur identité culturelle, même si elle est refoulée ou perdue. Et cela profite également aux communautés oubliées, dont les défis sont moins médiatisés que, par exemple, les guerres au Moyen-Orient. Auparavant, il y avait une règle à la Tefaf selon laquelle seuls les musées affiliés pouvaient faire appel à l’aide au patrimoine, mais heureusement, nous avons abandonné cela. Lors de la conférence de l’Unesco, par exemple, il y avait une oratrice équatorienne, Veronica Davila, dont l’organisation Conservartecouador travaille avec divers pays d’Amérique centrale pour préserver les anciens manuscrits."